LA TRADITION PATRISTIQUE père G.Florovsky






SAINT GREGOIRE PALAMAS ET LA TRADITION PATRISTIQUE 1




Sous la conduite de nos Pères saints... C'était l'usage dans l'Eglise Ancienne d'ouvrir les déclarations d'ordre doctrinal avec une expression de ce genre. Le Décret de Chalcédoine débute avec ces mots précis. La Définition du Septième Concile Œcuménique concernant les Saintes Icônes commence de façon encore plus élaborée :
«D'après l'enseignement des saints Pères, d'inspiration divine, et la Tradition de l'Eglise Catholique...».





Ce que les Pères ont enseigné (didaskalia) constituait la référence formelle aussi bien que normative.
Il s'agissait là, en fait, de beaucoup plus que d'un simple «rappel du passé». L'Eglise ne cesse d'insister, en effet, sur la permanence de la foi qui l'anime à travers les âges, depuis les premiers temps. Cette identité maintenue depuis les temps apostoliques est le signe le plus manifeste et la preuve de la foi droite, qui demeure inchangée. Ce «passé» ne constitue évidemment pas en lui-même une démonstration immédiate de la vraie foi. Bien plus, le message du christianisme apparut comme une «nouveauté» flagrante pour l'«ancien monde», comme l'appel à une «rénovation» radicale. Tout ce qui était «ancien» disparaissait afin de laisser place au «nouveau». Simultanément les hérésies pouvaient également en appeler au passé et invoquer l'autorité de certaines «traditions». En fait, les hérésies étaient souvent des survivances du passé
(Il a été avancé que les gnostiques furent les premiers à invoquer formellement l'autorité d'une «Tradition Apostolique» et que c'est l'usage qu'ils en firent qui incita saint Irénée à formuler sa propre conception de la Tradition. Cf. D.B.Reynders, «Paradosis : le progrès de l'idée de tradition jusqu'à saint Irénée», Recherches de Théologie ancienne et médiévale, 5, Louvain, 1933, 155-191. En tout état de cause, les gnostiques ont l'habitude de faire référence à la «tradition»).
Les formules archaïques peuvent facilement induire en erreur. Saint Vincent de Lérins était particulièrement conscient de ce danger. Qu'on en juge par cet extrait :

 «Quel surprenant retour des choses ! D'une même opinion les auteurs sont reconnus catholiques, alors que ceux qui la reprennent à leur compte sont accusés d'hérésie. Les maîtres sont absous et les disciples condamnés. Ceux qui ont écrits des livres sont enfants du Royaume, tandis que ceux qui les défendent auront la géhenne en partage» (Commonitorium, chap.6).

Saint Vincent fait ici référence à saint Cyprien et aux donatistes (Les donatistes voulaient renouveler l'usage antique de baptiser à nouveau les hérétiques qui acceptaient de rejoindre l'Eglise, s'appuyant sur l'autorité de saint Cyprien, n.d.t. ).
Saint Cyprien fut lui-même confronté à ce genre de situation. Le «passé» peut, en soi, être source de grave préjudice : «Car une ancienneté sans vérité n'est qu'une erreur invétérée (nam antiquitas sine veritate vetustas erroris est)» (Lettre 74) (Dans les Oeuvres de Saint Cyprien, évêque de Carthage et martyr, traduites par M.Lombert, Rouen, 1716, la lettre LXXIV est, en fait, adressée par Firmilien à saint Cyprien ; Firmilien était évêque de Césarée en Cappadoce, n.d.t.).
Cela revient à dire que les «coutumes anciennes» ne constituent aucune garantie pour la foi. La «Vérité» ne saurait être réduite à une «habitude».
La vraie tradition est la tradition de la foi seule, traditio veritatis. D'après saint Irénée, le fondement et le maintien de cette tradition proviennent de cette grâce de la vérité incontestable (charisma veritatis certum) qui a été «déposée» dans l'Eglise depuis les premiers temps et préservée par la succession ininterrompue du ministère épiscopal. La «tradition» de l'Eglise n'est pas le dépôt de la mémoire des hommes, ni le maintien de rites ou d'habitudes. C'est une tradition vivante -depositum juvenescens, pour citer saint Irénée. On ne peut donc la repérer parmi des règles défuntes (mortuas regulas). Pour tout dire, la tradition est la continuité de cette présence du Saint Esprit résidant dans l'Eglise ; elle est aussi la continuité de l'illumination et de l'orientation divines. L'Eglise n'est pas attachée à la «lettre». Bien plutôt, elle est constamment mise en mouvement par l'Esprit. C'est ce même Esprit, l'Esprit de Vérité, qui «a parlé par les Prophètes», qui a conduit les Apôtres et qui continue à conduire l'Eglise vers une plus parfaite compréhension de la vérité divine, de gloire en gloire.
«Sous la conduite de nos Pères Saints...» Il n'est pas fait référence ici à quelque tradition abstraite, faite de formules et de propositions. C'est tout d'abord un appel aux saints témoins. En vérité, nous en appelons aux Apôtres et non à quelque abstraction «apostolique». De même, nous faisons appel aux Pères. Le témoignage des Pères appartient, en tout et pour tout, à la structure même de la foi orthodoxe.
L'Eglise est également engagée par l'enseignement (kerygma) des Apôtres et les dogmes des Pères. Citons cet hymne admirable, rédigé probablement par saint Romain le Mélode :
«Ayant préservé l'enseignement des Apôtres et les dogmes des Pères, l'Eglise a établi la foi une ; ayant revêtu la tunique de vérité, elle déploie justement le drap d'or de la théologie céleste et célèbre le grand mystère de la foi» (Paul Maas, ed., Frühbyzantinische Kirchenpoesie, 1, Bonn, 1910, p.24).



L'Esprit des Pères


Certes, l'Eglise est «apostolique». Mais l'Eglise est aussi «patristique». Elle est intrinsèquement «l'Eglise des Pères». Il n'y a pas de séparation possible. C'est parce qu'elle est «patristique» que l'Eglise est véritablement «apostolique». Le témoignage des Pères constitue bien plus qu'un cadre historique, ou qu'un rappel du passé. Citons cet hymne, extrait de la liturgie des Trois Hiérarques : «Avec les mots nés de la connaissance, vous avez composé les dogmes que les pêcheurs avaient établis dans des mots très simples, instruits par la puissance de l'Esprit, car il était nécessaire à notre foi toute simple de disposer d'une telle construction». C'est comme s'il existait deux étapes essentielles dans la proclamation de la foi chrétienne. «Notre foi toute simple devait disposer d'une telle construction». Il y avait un besoin pressant, une logique interne, une véritable nécessité pour que l'on passât de la prédication (kérygma) aux dogmes (dogmata). Bien sûr, l'enseignement des Pères et les dogmes de l'Eglise constituent le même message très simple, qui a été transmis et déposé, une fois pour toutes, par les Apôtres. Mais ce message se trouve aujourd'hui effectivement énoncé. La prédication apostolique est maintenue vivante dans l'Eglise, elle n'est pas seulement préservée. En ce sens, l'enseignement des Pères constitue une catégorie permanente de l'existence chrétienne, une mesure constante et le critère définitif de la vraie foi. Les Pères ne témoignent pas seulement de la foi ancienne (testes antiquitatis) ; ils témoignent de la foi véritable (testes veritatis). Dans la théologie orthodoxe, «l'esprit des Pères» renvoie à un point de référence au même titre que les Saintes Ecritures, sans pour autant en être jamais séparé. Ce qu'un auteur a parfaitement exprimé : «L'Eglise catholique n'est pas seulement dans les siècles la fille de l'Eglise des Pères : elle est et demeure l'Eglise des Pères»
(Louis Bouyer, «Le renouveau des études patristiques», La Vie intellectuelle, 15, février 1947, p.18) .





Le caractère existentiel
de la théologie patristique


Ce qui distingue clairement la théologie patristique, c'est son caractère «existentiel», si l'on veut bien nous autoriser ce néologisme. Les Pères ont fait de la théologie «à la manière des Apôtres, et non à la manière d'Aristote», nous dit saint Grégoire de Naziance (Homélie 23,12). Leur théologie consistait en un «message» (kerygma). Bien qu'elle fût fondée logiquement et qu'elle usât de raisonnements nés de l'intellect, leur théologie demeurait une théologie «kérygmatique». La référence ultime renvoyait à la vision de la foi, à la connaissance et à l'expérience spirituelle.


Hors de la vie en Christ, la théologie ne possède aucune certitude ; si elle est coupée de la vie de la foi, elle risque de dégénérer en dialectique stérile, en vain discours (polylogia), sans aucune implication spirituelle. La théologie patristique était profondément enracinée dans l'engagement pour la foi. Elle n'avait rien d'une «discipline» qui se laisserait analyser à l'aide de raisonnements, «à la manière d'Aristote», sans engagement spirituel préalable. A l'époque des conflits théologiques et de leurs débats sans fin, les plus grands des Pères de Cappadoce protestèrent formellement contre l'utilisation de la dialectique, des «syllogismes aristotéliciens», afin de rétablir la théologie dans sa référence avec la vision de la foi. La théologie patristique peut seulement être «prêchée» ou «déclarée» -prêchée depuis la chaire, déclarée dans la prière et dans les saints offices, se manifestant ainsi dans la structure même de la vie chrétienne. Une telle théologie ne peut jamais être séparée de la prière incessante et de la pratique des vertus. «La perfection de la charité est le fondement de la théologie», dit saint Jean Climaque (L'échelle sainte, degré XXX, 20). Simultanément, cette théologie est toujours, si l'on peut dire, «propédeutique», puisque son intention et son but ultime consistent à révéler et à faire connaître le Mystère du Dieu Vivant, afin d'en porter le témoignage, en parole et en action. La théologie n'est pas en soi une fin ; elle n'est qu'un moyen. La théologie comme les dogmes ne décrivent rien d'autre que le «contour intellectuel» de la vérité révélée, en constituant un témoignage «noétique». C'est dans la pratique de la foi seulement que ce «contour» trouve un contenu pour le remplir. Les formules christologiques n'ont de sens que pour ceux qui ont rencontré le Dieu Vivant, qui l'on reçu et reconnu comme Dieu et Sauveur, ceux qui dans la foi habitent en lui, en Son Corps, c'est-à-dire l'Eglise. En ce sens, la théologie n'est jamais une discipline qui s'expliquerait par elle-même. Elle en appelle constamment à la vision de la foi. «Nous vous annonçons ce que nous avons vu et ce que nous avons entendu». Cette «annonce» mise à part, les formules théologiques sont vides et ne mènent à rien.


C'est pourquoi de telles formules ne doivent jamais être considérées de façon abstraite, hors du contexte de la foi. Extraire de son contexte une parole des Pères et négliger les circonstances dans lesquelles elle a été prononcée peut induire en erreur, au même titre que les citations de l'Ecriture dépouillées de leur contexte. Il est dangereux de «citer» les Pères, dans leurs paroles ou dans leurs écrits, hors du contexte précis où ils prennent tout leur sens. «Suivre» les Pères ne veut pas dire les citer. Pour «suivre» les Pères, il faut accueillir en soi leur «esprit» (phronème).




Ce que signifie l'Age des Pères


Nous voici parvenus au cœur du problème. Le plus souvent, nous appelons «Pères de l'Eglise» les seuls prédicateurs de l'Eglise antique. Il a, en effet, toujours été reconnu que leur autorité dépend justement de leur «ancienneté», c'est-à-dire de leur proximité avec l'Eglise originelle et les premiers temps de l'Eglise. Saint Jérôme combattit contre cette thèse, car il n'y eut, en réalité, aucune sorte de déclin de l'«autorité», ni de la connaissance des choses spirituelles tout au long de l'histoire de la chrétienté. En fait, cette idée de «déclin» n'a pas été sans conséquence pour la pensée théologique moderne. Il est, en effet, bien trop facilement admis que l'Eglise primitive aurait été la seule à avoir accès à la source de la vérité. Une telle conception peut être valable et même comporter un très grand profit, si elle revient à reconnaître notre propre chute et notre abaissement, si elle pousse au retour sur soi et à l'humilité. Il serait, par contre, extrêmement dangereux d'en faire le point de départ de notre théologie de l'histoire de l'Eglise, et même de notre théologie de l'Eglise. Il y eut d'abord l'Age des Apôtres, dont le caractère est évidemment unique. Puis vint l'Age des Pères -qui depuis a pris fin- et qui est considéré comme une formation ancienne, antique au sens d'«archaïque». Il existe de nombreuses définitions de l'Age des Pères. Saint Jean Damascène est généralement considéré comme le dernier des Pères d'Orient, tandis que saint Grégoire le Dialogue ou Isidore de Séville seraient les derniers Pères de l'Occident.
C'est à juste titre qu'on a récemment soumis un tel découpage à la critique. Saint Théodore le Studite, par exemple, ne devrait-il pas être compté parmi les Pères ? Mabillon, de son côté, a émis l'idée que Bernard de Clairvaux, le Docteur doucereux, fut «le dernier des Pères, en rien inférieur aux premiers Pères
» (Mabillon, Bernardi Opera, Praefacio generalis, p.23, Migne, P.L. 182, 26).


L'enjeu ici ne se limite pas à la question du découpage chronologique. Du point de vue de l'Occident, l'Age des Pères a été dépassé et remplacé par l'Age des Savants, supplantation considérée comme un progrès essentiel. Avec la montée de la scolastique, la «théologie des Pères» a été reléguée à l'état d'antiquité, conservée comme le prélude archaïque issu d'un âge révolu.
Malheureusement, ce point de vue, très légitime pour les Occidentaux, a été reçu et récupéré par un grand nombre de personnes en Orient, dénuées de tout esprit critique. On est donc face à l'alternative suivante. Ou bien on déplore que l'Orient est «en retard», n'ayant développé aucune forme propre de scolastique. Ou bien on se retire dans les Ages anciens, de manière quasi-astrologique, et on pratique ce que certains ont appelé avec ironie une «théologie de la répétition». Cette dernière forme de théologie n'est, en fait, qu'une imitation de la scolastique.
Il n'est pas rare d'entendre dire que l'Age des Pères avait touché à sa fin bien avant saint Jean Damascène. Bien souvent, on refuse d'aller plus loin que l'ère de Justinien, ou même de dépasser le Concile de Chalcédoine. Léonce de Byzance, dit-on, ne fut-il pas le «premier des scolastiques» ? Cette approche peut se comprendre d'un point de vue psychologique, mais elle est indéfendable d'un point de vue théologique.


Certes, les Pères du IVe siècle ont une stature imposante et le caractère unique de leur supériorité ne saurait être mis en doute. Néanmoins, la vie de l'Eglise est restée très active après Nicée et Chalcédoine. Cet accent mis sur les cinq premiers siècles présente le danger de déformer toute vision théologique et d'obstruer la juste compréhension des dogmes de Chalcédoine. Très souvent, le décret du VIème Concile Œcuménique est considéré comme un appendice à Chalcédoine, qui n'intéresserait que les spécialistes en théologie, tandis que la magnifique figure de saint Maxime le Confesseur est complètement ignorée. De là vient aussi que la signification théologique du VIIème Concile Œcuménique est toute obscurcie et qu'on en vient à se demander pourquoi la Fête de l'Orthodoxie se trouve indissolublement liée à la commémoration de la victoire de l'Eglise sur les Iconoclastes. Ne s'agissait-il pas simplement, dans la querelle iconoclaste, d'une dispute portant sur les rites ?


On oublie souvent que la formule célèbre sur l'accord des cinq siècles (consensus quinquesecularis), c'est-à-dire l'accord qui aurait régné jusqu'à Chalcédoine, est en fait une formule protestante qui renvoie à la théologie réformée de l'Histoire. Il s'agit d'une formule «restrictive» laquelle, cependant, devait paraître elle-même trop «englobante» à ceux qui souhaitaient se cantonner dans l'Age apostolique. Il faut reconnaître, toutefois, que l'expression des Orientaux parlant des «sept Conciles Œcuméniques» n'est guère plus heureuse si, comme souvent, elle tend à limiter l'autorité spirituelle de l'Eglise aux huit premiers siècles ; ce qui revient à dire que l'Age d'or du christianisme est achevé et que nous vivons à présent dans un Age de fer qui n'atteint évidemment pas le même degré de vigueur et d'autorité spirituelles.
En théologie, notre manière de penser a vraiment été victime de la notion de déclin, qui a servi depuis la Réforme, en Occident, à interpréter l'histoire du christianisme. La plénitude de l'Eglise fut alors interprétée de façon statique et l'étude de l'Antiquité s'en trouva déformée et devint source d'erreurs. De ce point de vue, il importe peu que les limites qu'on assigne à l'autorité de l'Eglise soient celles du premier, du cinquième ou du huitième siècle. En réalité, on ne devrait poser aucune limite de ce genre. Il n'y a donc pas de place pour une «théologie de la répétition». L'Eglise conserve aujourd'hui la même autorité qu'elle a eue dans le passé, car l'Esprit de Vérité l'anime aujourd'hui comme il le fit dans les temps anciens.
  


L'héritage de la théologie byzantine



Une des principales conséquences de notre tendance à la périodisation est que nous ignorons purement et simplement l'héritage de la théologie byzantine.
Nous sommes maintenant bien mieux préparés qu'autrefois à admettre l'autorité éternelle des Pères, en particulier grâce au renouveau des études de patristique en Occident. Mais nous avons toujours tendance à restreindre le champ couvert [par la théologie patristique] et les «théologiens byzantins» ne sont pas véritablement comptés parmi les «Pères». Nous restons enclins à distinguer de façon stricte entre «patristique» et «byzantinisme», et à considérer ce dernier comme un sous-produit de l'Age des Pères. Nous continuons à avoir des doutes sur son fondement, lors de nos raisonnements théologiques. Pourtant, la théologie byzantine fut bien davantage que la simple répétition de la théologie patristique, et ce qu'elle a produit n'est en rien inférieur à la production de l'«Antiquité chrétienne». En fait, la théologie byzantine continue l'Age des Pères de façon organique. Y a-t-il vraiment eu une coupure ? L'ethos de l'Eglise Orthodoxe d'Orient a-t-il jamais changé, à un moment donné ou en un lieu donné, qui n'aurait pas été reconnu de façon universelle, si bien que les développements ultérieurs seraient moins chargés d'autorité et de moindre importance ? Cette hypothèse semble être implicitement reconnue dans la conception «restrictive» des «Sept Conciles Oecuméniques». Saint Syméon le Nouveau Théologien et saint Grégoire Palamas sont ainsi ignorés et les grands conciles hésychastes du XIVème siècle sont également occultés et oubliés. Quelle est pourtant leur position et quelle est leur autorité dans l'Eglise ?
Aujourd'hui, saint Syméon et saint Grégoire sont, en fait, les maîtres incontestés et les inspirateurs de ceux qui, dans l'Eglise orthodoxe, combattent pour atteindre à la perfection, menant une vie de prière et de contemplation, soit en communauté cénobitique, soit comme ermites dans le désert, soit encore dans le monde. Aucun de ces êtres très pieux ne voit de rupture entre la «patristique» et le «byzantinisme». Cette grande encyclopédie de la foi orientale qu'est la Philocalie est devenue aujourd'hui, avec ses écrits qui proviennent de plusieurs siècles, le guide et le manuel d'instruction de tous ceux qui aspirent à pratiquer l'orthodoxie dans le monde où nous vivons. L'autorité de son compilateur, saint Nicodème de la Sainte Montagne, a été récemment reconnue et célébrée lorsqu'il fut canonisé formellement dans l'Eglise. En ce sens, nous pouvons dire que l'«Age des Pères» trouve sa continuation dans l'«Eglise en prière». Ne le trouve-t-on pas de même dans notre réflexion théologique, dans nos études, nos recherches et notre enseignement ? Il s'agit de le retrouver non pas de manière archaïque ou artificielle, ni d'en faire une relique, mais plutôt une attitude existentielle, une orientation spirituelle. C'est de cette manière seulement que la théologie pourra réintégrer la plénitude de notre existence de chrétiens.
Il ne suffit pas de conserver la liturgie byzantine, ou de restaurer l'iconographie et la musique byzantine, tandis que nous demeurons peu disposés à vivre selon les règles de la dévotion byzantine. Il faut retrouver les racines de cette «foi traditionnelle», afin de retrouver l'«Esprit des Pères».
Si nous n'agissons pas ainsi, nous risquons de nous voir écartelés entre, d'une part, les formes traditionnelles de la foi, et d'autre part une manière de penser la théologie qui n'a rien de traditionnel. Voilà un danger réel. Dans la prière, nous poursuivons la tradition des Pères. Ne devrions-nous pas confesser en conscience que nous faisons partie de la même tradition, en tant que théologiens, en tant que témoins et ministres de l'orthodoxie ? Est-il aucune autre manière de conserver notre intégrité ?





Saint Grégoire Palamas et la déification (theosis)

Tout ce que l'on vient de dire était nécessaire pour comprendre notre propos. D'où provient l'héritage théologique de saint Grégoire Palamas ? Saint Grégoire n'avait rien du théologien intellectuel. Il était moine et évêque. Il ne ressentait aucune attirance pour les questions théoriques ou philosophiques, bien qu'il fût familier de ces dernières. Seuls l'intéressaient les problèmes liés à l'existence chrétienne. En tant que théologien, il ne faisait qu'interpréter l'expérience spirituelle de l'Eglise. Hormis ses Homélies, presque tous ses écrits furent des ouvrages de circonstance. L'époque où il vivait fut cruciale, pleine de controverses et d'angoisses. Pourtant, ce fut aussi une période de renouveau spirituel.
En son temps, saint Grégoire fut suspecté d'innovations subversives par ses adversaires. Cette charge continue à peser sur lui en Occident. Or saint Grégoire était, en fait, profondément enraciné dans la tradition. Il est aisé de montrer le lien qui existe entre ses propres prises de position et celles des Pères de Cappadoce et de saint Maxime le Confesseur, un des maîtres les plus populaires de la pensée et de la foi à "Byzance".
Saint Grégoire est, par ailleurs, parfaitement familier des écrits de saint Denys l'Aréopagite. Il plongeait ses racines dans la tradition. Ainsi, en aucune mesure ce théologien n'est un «théologien de la répétition». Il a prolongé de façon créative l'ancienne tradition, en prenant pour son point de départ la Vie en Christ.
Prenons, par exemple, parmi tous les thèmes de la théologie de saint Grégoire, celui qui est le plus crucial et le plus controversé. Quel est le caractère de base de l'existence chrétienne ? Le but ultime et l'objectif de la vie, pour l'homme, est la déification (theosis), telle qu'elle est définie par la tradition des Pères. Le mot heurte l'oreille d'aujourd'hui. Il ne peut d'ailleurs être correctement traduit dans aucune langue moderne, voire en latin. En grec même, le mot n'est pas sans peser son poids et il faut de l'audace pour l'employer. Sa signification est, par contre, simple et limpide. Il fait partie des termes de première importance dans le vocabulaire patristique. Citons seulement saint Athanase : «Il s'est fait homme afin de nous déifier en Lui» (Ad Adelphium, 4). «Il s'est fait homme afin que nous puissions être déifiés» (De l'Incarnation, 54). Saint Athanase reprend ici l'idée chère à saint Irénée : «Lui qui, dans son immense amour, devint ce que nous sommes, afin de nous faire devenir ce qu'Il est lui-même» (Contre les hérésies, 5, Préface). Les Pères grecs étaient tous convaincus de cette vérité. On pourrait citer longuement saint Grégoire de Naziance, saint Grégoire de Nysse, saint Cyrille d'Alexandrie, saint Maxime le Confesseur et, bien sûr, saint Syméon le Nouveau Théologien.
L'homme demeure ce qu'il est -un être créé. Mais il lui est promis et accordé en Jésus Christ, le Verbe fait homme, de prendre part à ce qui est divin : la Vie éternelle et incorruptible. La principale caractéristique de cette déification est justement, selon les Pères, l'«immortalité» et l'«incorruptibilité». Car Dieu seul «a l'immortalité» (1 Tim.6, 16). L'homme est désormais admis à la communion avec Dieu, à travers le Christ et par la force du Saint Esprit. Il s'agit de beaucoup plus que d'une simple communion morale ou d'un perfectionnement de l'homme. Seul le mot theosis peut rendre correctement le caractère unique de la promesse qui nous est faite.
Or, dans les catégories de l'ontologie, le terme de theosis pose problème. L'homme en effet ne peut «devenir» un Dieu purement et simplement. Les Pères pensaient, quant à eux, en termes de «personne», et c'est là qu'intervient le mystère de la communion personnelle. Dans la déification, s'opère une rencontre personnelle. C'est la rencontre intime de l'homme avec Dieu, dans laquelle toute l'existence humaine se trouve imprégnée par la Présence divine, si l'on peut ainsi parler
(
Cf M.Lot-Borodine,«La Doctrine de la déification dans l'Eglise grecque jusqu'au XIème siècle»,Revue de l'histoire des religions, tome 105, n°1, janv.-juin 1932, 5-43; tome 106, n°2/3, sept.-déc. 1932, 525-74 ; tome 107, n°1, janv.- juin 1933, 8-55).
Le problème demeure : comment donc une telle rencontre est-elle compatible avec la transcendance divine ? Nous touchons là au point crucial. L'homme rencontre-t-il vraiment Dieu, dans la vie terrestre présente ? L'homme rencontre-t-il Dieu, réellement et en vérité, dans sa vie de prière ? Ou bien ne s'agit-il que d'une «action à distance» (actio in distantia) ?
Tous les Pères de l'Eglise Orthodoxe affirment que, dans cette élévation de la prière, l'homme rencontre bel et bien Dieu et peut contempler sa gloire éternelle. Comment donc cela est-il possible, puisque Dieu «réside dans la lumière inaccessible» ? Voilà un paradoxe redoutable pour la théologie de l'Eglise Orthodoxe qui a toujours affirmé la croyance selon laquelle Dieu est absolument «incompréhensible» et inconnaissable dans Sa nature propre ou Son essence.
Telle était la ferme conviction des Pères de Cappadoce, en particulier dans leur combat contre Eunome, et aussi celle de saint Jean Chrysostome, dans ses magnifiques homélies Sur l'incompréhensibilité de Dieu (Peri Akataléptou toû Theoû). Si Dieu est «inaccessible» dans son essence, et si donc son essence ne peut être communiquée, comment la déification est-elle possible ?
«C'est insulter Dieu que de chercher à appréhender Son être essentiel», dit saint Jean Chrysostome. Chez saint Athanase, déjà, on trouve une claire distinction entre l'«essence» même de Dieu et Ses forces ou Sa bonté : «Il est en tout par amour, et Il est hors de tout de par Sa nature même» (De Decretis, 2). Les Cappadociens ont élaboré une conception très similaire. L'«essence de Dieu» est totalement inaccessible aux hommes, dit saint Basile (Contre Eunome, 1,14). Nous ne connaissons Dieu que dans et par Ses énergies : «Nous disons que nous connaissons notre Dieu par Ses énergies (ou Ses activités), mais nous ne prétendons pas approcher de Son essence -car Ses énergies descendent jusqu'à nous, tandis que Son essence demeure inaccessible» (Epist. 234, Ad Amphilochium). Il s'agit bien, pourtant, d'une véritable connaissance et non d'une conjecture ou d'une déduction : hai enérgeiai autoû pros hemas katabainousin. Dans cette phrase de saint Jean Damascène, les actions ou «énergies» de Dieu constituent la véritable révélation de Dieu lui-même : he theia éllampsis kai enérgeia (De la Foi orthodoxe, 1,14). Il s'agit d'une présence effective, non d'une «présence» par l'opération, comme lorsqu'on dit l'agent «présent» dans la chose qu'il fait (praesentia operativa, sicut agens adest ei in quod agit). En dépit de la transcendance absolue de l'Essence Divine, ce mode mystérieux de Présence Divine, dépassant tout entendement, existe néanmoins de façon certaine.
Ici, saint Grégoire Palamas se situe dans le droit fil de l'ancienne tradition. C'est dans ses «énergies» que le Dieu inapprochable s'approche de façon mystérieuse de l'homme. Et ce mouvement divin s'achève dans la rencontre : c'est le mouvement vers l'extérieur (proodos eis tà éxo) [de la Divinité], selon saint Maxime (Scholia De Div. Nom., 1,5).

Saint Grégoire commence en distinguant «grâce» et «essence» : «L'illumination divine et déifiante ainsi que la grâce ne constituent pas l'essence, mais l'énergie de Dieu» (Chapitres, 69).
Cette conception fut formellement acceptée et développée aux grands Conciles œcuméniques de 1341 et 1351. Tous ceux qui niaient cette distinction furent anathématisés et excommuniés. Les anathèmes du Concile de 1351 furent incorporés dans l'Office du Dimanche de l'Orthodoxie, dans le Triode. Cette décision engage tous les théologiens orthodoxes. L'essence de Dieu est absolument incommunicable. La source et la force de la déification humaine ne sont pas l'essence divine, mais la «grâce de Dieu». «L'énergie déifiante, qui déifie ceux qui participent à elle, est une grâce divine, et nullement l'essence de Dieu» (Ibid., 93). La grâce (charis) n'est pas la même chose que l'essence (ousia). Il y a d'une part la grâce divine et incréée et d'autre part l'essence (Ibid., 69). Cette distinction ne suppose pas pour autant qu'il y ait division ou séparation. Il ne s'agit pas non plus de concevoir l'énergie comme un «accident» (Ibid., 127). Les énergies «proviennent» de Dieu et manifestent Son Etre propre. Le mot «provenir» (proïénai) renvoie à l'idée de «distinction» (diakrisis), et non pas à une «division». «La grâce de l'Esprit est distincte de l'essence, et pourtant elle n'en est pas séparée» (Théophane, P.G., p.940).
Tout l'enseignement de saint Grégoire Palamas présuppose l'action du Dieu personnel. Dieu se porte vers l'homme et l'enveloppe de Sa grâce et de son action, sans pour autant quitter cette «lumière inaccessible» dans laquelle il réside pour l'éternité. Le but ultime de la théologie de saint Grégoire est de défendre la réalité de l'existence chrétienne. Le salut est plus que le pardon. C'est un véritable renouvellement de l'homme. Et ce renouvellement s'effectue non par l'émission ou la libération de quelque énergie naturelle qui appartiendrait à l'être créé de l'homme, mais au contraire par les «énergies» de Dieu lui-même ; ainsi Dieu rencontre l'homme et l'enveloppe, le recevant dans la communion avec Lui-même.
L'enseignement de saint Grégoire affecte, en réalité, toute la théologie, c'est-à-dire le corps entier de la doctrine chrétienne. Il débute avec une distinction claire entre la «nature» et la «volonté» de Dieu. Cette distinction est caractéristique de la tradition de l'Eglise Orthodoxe, au moins depuis saint Athanase. On peut ici se poser la question : cette distinction est-elle compatible avec la «simplicité» de Dieu ? Ne doit-on pas considérer cette distinction comme une conjecture de pure logique, qui nous est nécessaire, mais n'a pas de véritable sens ontologique ? Par le fait, c'est sous cet angle que saint Grégoire Palamas fut attaqué par ses adversaires.
L'Etre de Dieu est simple, et en lui tous les attributs coïncident. Le bienheureux Augustin déjà s'éloignait de cette tradition de l'Eglise Orthodoxe. Dans les présupposés augustiniens, l'enseignement de saint Grégoire est inacceptable et absurde. Saint Grégoire discerne lui-même le champ des conséquences de cette distinction fondamentale. Son argument était le suivant : si on n'accepte pas cette distinction, il est impossible de discerner clairement la «génération» du Fils d'avec la «création» du monde, toutes deux étant des actes de l'essence. Cette doctrine entraînerait la confusion dans la Trinité. Ici, saint Grégoire est particulièrement catégorique.
«Si, comme le soutiennent nos fols adversaires et leurs partisans, l'énergie divine ne diffère en rien de l'essence divine, alors l'acte de la création, qui appartient à la volonté, ne doit différer en rien de la génération (gennân) et de la procession (ekporeuein), qui appartiennent à l'essence. Si l'acte de créer n'est pas différent de la génération et de la procession, alors les êtres créés ne diffèrent en rien de l'Engendré (gennématos) et de Celui qui procède (problema). S'il en est ainsi, alors, à mon sens, le Fils de Dieu et le Saint Esprit ne diffèrent en rien des êtres créés et les êtres créés sont à la fois et des Engendrés (gennémata) et des Procédants (Problémata) de Dieu le Père ; la création est déifiée et Dieu est rangé parmi les êtres créés. C'est pour cette raison que le vénérable Cyrille, montrant la différence qui existe entre l'essence et l'énergie de Dieu, avance que l'acte d'engendrer appartient à la nature divine, alors que l'acte de créer appartient à l'énergie divine. Il indique cela clairement en disant que 'nature et énergie ne sont pas la même chose'. Si l'essence divine ne diffère en rien de l'énergie divine, alors engendrer (gennân) et faire procéder (ekporeuein) ne diffèrent en rien de créer (poieîn). Dieu le Père crée par le Fils et dans le Saint Esprit. Donc, il engendre et fait procéder par le Fils et dans le Saint Esprit, d'après nos adversaires et ceux qui les appuient» (Chapitres, 96 et 97).
Saint Grégoire cite saint Cyrille d'Alexandrie. Mais, sur ce point, saint Cyrille ne faisait que répéter saint Athanase. Dans sa réfutation de l'arianisme, saint Athanase distingue formellement entre, d'une part, l'essence (ousia) et la substance (phusis) et, d'autre part, la volonté (boulesis). Dieu existe et il agit aussi. Il y a une certaine «nécessité» dans l'Etre divin, non pas une nécessité dans le sens d'une obligation, non pas un fatum, mais la nécessité d'être Lui-même. Dieu est simplement ce qu'Il est. La volonté de Dieu est, par contre, parfaitement libre. En aucun sens, Il ne doit nécessairement faire ce qu'Il fait. Ainsi la génération (gennesis) est toujours d'après l'essence (katà phusin), tandis que la création est une énergie de la volonté (bouléseos érgon) (Contre les Ariens, 3,64-66).
Ces deux dimensions, celle de l'être et celle de l'action, sont différentes et elles doivent être nettement distinguées. Bien sûr, cette distinction ne met nullement en question la «simplicité divine». Il s'agit pourtant d'une distinction réelle et non pas seulement d'un instrument logique. Saint Grégoire était parfaitement conscient de l'enjeu de cette distinction. Il était, de ce point de vue, le véritable successeur d'Athanase le Grand et des hiérarques de Cappadoce.
On a suggéré récemment que la théologie de saint Grégoire pouvait être décrite avec le vocabulaire moderne de la «théologie existentialiste». Elle diffère en fait radicalement des conceptions modernes auxquelles renvoie ce vocable. D'abord, parce que saint Grégoire était fermement opposé à toute forme de «théologie existentialiste» qui omettrait de reconnaître la liberté en Dieu, le dynamisme de la volonté de Dieu et la réalité de l'action divine. Saint Grégoire remonte sur cette voie jusqu'à Origène. Si l'on tient absolument à parler de métaphysique chrétienne, il faut parler d'une métaphysique de la personne. Le point de départ de la théologie de saint Grégoire est l'histoire du salut : sur une grande échelle, c'est l'histoire de la Bible, qui est faite des actes divins, et a culminé avec l'Incarnation du Verbe et sa glorification par la Croix et la Résurrection ; à plus petite échelle, c'est l'histoire de l'homme chrétien qui aspire à la perfection, s'élevant par degrés jusqu'à ce qu'il rencontre Dieu dans la vision de Sa gloire.
On dit habituellement que la théologie de saint Irénée est une «théologie de faits». Il serait également juste de dire que la théologie de saint Grégoire est une «théologie de faits».
Aujourd'hui, nous sommes de plus en plus convaincus à notre tour qu'une «théologie de faits» est la seule véritable théologie orthodoxe. Elle est biblique. Elle est patristique. Elle est en parfaite conformité avec l'esprit de l'Eglise.
De ce point de vue, nous pouvons considérer saint Grégoire Palamas comme un guide et un instructeur, qui nous aide à faire de la théologie au cœur même de l'Eglise.


1 . Ce texte est la traduction d'un article paru dans le premier volume des Oeuvres complètes du P.Georges Florovsky, intitulé Bible, Church, Tradition : An Eastern Orthodox View, Belmont, Mass.

LE CHRIST LA VIE DU MONDE




LE CHRIST LA VIE DU MONDE
                 par le père Jean Romanides





La foi dans le Christ, la théologie et les dogmes sur le Christ et ses relations au Père et à l'Esprit Saint, se proposent essentiellement de conduire l'humanité

1) à la purification et à l'illumination du cœur -c'est-à-dire à la guérison du centre même de la personnalité de l'homme ;
2) à la glorification ou theosis (déification), qui est la perfection de la personnalité dans la vision de la gloire et du règne (Basileia) incréés du Christ avec les saints du Seigneur, membres de Son Corps qui est l'Eglise.

La foi, la prière, la théologie et le dogme sont des méthodes thérapeutiques et comme des signaux indicateurs sur la voie de l'illumination et jusqu'à la perfection laquelle, une fois atteinte, abolit foi, prière, théologie et dogmes, leur but consistant précisément en leur propre abolition dans la glorification et l'amour désintéressé (1 Cor. 13,8,10).
C’est parce que ce thème, « Le Christ la vie du monde », est centré sur ce qui contribue à guérir et à perfectionner authentiquement, qu’il est ecclésiologique : seuls, en effet, les illuminés et les glorifiés sont les membres du Corps du Christ et les temples du Saint Esprit.

De ce point de vue aussi, on peut discerner un certain parallélisme entre la purification et l’illumination et les sciences de la médecine, notamment la psychiatrie, mais la glorification ou theosis est connue et préservée seulement au cœur de la tradition chrétienne ainsi que, peut être, dans le judaïsme. Le lien aux sciences humaines ne tient pas cependant ici dans les principes éthiques ou moraux communs mais dans l’ascèse thérapeutique. De même que l’on ne saurait séparer, dans la psychiatrie, le savoir théorique de la pratique médicale, de même, la foi, la prière, la théologie et les dogmes sont inséparables de leur application thérapeutique. Exactement comme on ne peut pas transformer la connaissance psychiatrique en un système abstrait et métaphysique, la tradition orthodoxe ne s’y laisse pas non plus réduire. Ainsi la relation entre la connaissance et la thérapie dans les sciences médicales est identique à celle que l’on trouve dans la théologie patristique. La vérité y est mesurée par le succès de la thérapie et la réussite de la thérapie permet à son tour d’établir l’analyse descriptive des moyens qui l’ont rendue et la rendent possible.
Nous allons donc traiter notre sujet à partir des têtes de chapitres suivantes :


a) Le Christ dans l’Ancien Testament et les Conciles Œcuméniques ;


b) l’initiation à la Vie et à la plénitude de la Vérité du Christ par le Saint Esprit le jour de la Sainte Pentecôte ;


c) diagnostic et thérapie ;


d) le Corps du Christ ;


e) prophétie et théologie ; et, pour finir :


f) implications et conclusions






a) Le Christ dans l’Ancien Testament et les Conciles Œcuméniques.

Un aspect essentiel des présuppositions théologiques que tous les Conciles Œcuméniques ont eues sur la personne du Christ est soit absent soit carrément rejeté de tous ceux qui suivent Augustin. Cette constatation conduit à se demander si ces derniers acceptent véritablement les conciles.
A l’exception, en effet, du seul Augustin, les Pères affirment tous que Jésus-Christ, avant sa naissance de la Vierge et Mère de Dieu, est, dans Sa Personne incréée d’Ange de Dieu, d’Ange du Grand Conseil, de Seigneur de Gloire, de Seigneur Sabaoth, Celui qui a révélé Dieu en Lui-même aux patriarches et aux prophètes de l’Ancien Testament. . De même les ariens aussi bien que les eunomiens s’accordaient avec les orthodoxes pour penser que c’est le Christ qui, dans sa personne ou hypostase, existant avant la création des temps, a révélé Dieu, mais ils soutenaient, au contraire des orthodoxes, que le Christ avait été créé du non-être et que, dès lors, il n’était pas de la nature même de Dieu, qui seul est véritablement Dieu par nature ; il ne lui serait ainsi ni consubstantiel ni coessentiel.
   Dans l’idée de montrer cela, les ariens et les eunomiens prétendaient, comme l’avait fait le Juif Tryphon devant Justin le Martyr, que ce n’était pas l’Ange du Seigneur qui avait dit à Moïse dans le Buisson Ardent : « Je suis Celui Qui Est » (Ex. 3,14), mais Dieu Lui-Même par l’intermédiaire de l’Ange, le logos crée. Les Pères, eux, affirmèrent que cette révélation du Logos-ange portait également sur Lui-même, et non seulement sur Dieu (le Père). L’Ange pouvait ainsi dire légitimement de lui-même à Moïse : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham et le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob » (Ex. 3,6).
Contre les ariens, saint Athanase affirme que le nom d’Ange est tantôt appliqué au Logos incréé et tantôt à un ange crée. Il insiste sur le fait qu’il est impossible de confondre la vue de l’ange créé avec celle du Fils incréé de Dieu que l’Ecriture appelle parfois aussi « Ange ». Il dit nettement que « quand le Fils est vu, le Père aussi est vu, car le Fils est la lumière du Père ; et ainsi le Père et le Fils sont un… Ce que Dieu dit, il est très clair, il est très évident qu’Il le dit par le Logos et non par un autre… Et celui qui a vu le Fils sait bien qu’en Le voyant il n’a vu ni un ange, ni même rien de plus grand que les anges ni, en un mot, aucun être créé, mais le Père Lui-même. Et celui qui entend le Logos sait bien qu’il entend le Père, comme celui qui est inondé de la lumière sensible, sait qu’il reçoit cette lumière du soleil » (Contre les Ariens, III, 12, 14). Saint Athanase donne donc comme la clef pour la compréhension de l’Ancien et du Nouveau Testament qu’ « il n’y a rien que le Père ne fasse sinon par le Fils » (Ibid, III, 12).

  Cela veut dire que l’Ancien Testament est christo-centrique puisque le Christ est, avant l’Incarnation, l’Ange du Seigneur, l’Ange du Grand Conseil, le Seigneur de gloire et le Seigneur Sabaoth dans Lequel les patriarches et les prophètes ont vu et entendu Dieu et par Lequel ils ont reçu grâce, secours et miséricorde.
  Si l’on veut trouver la clef de la compréhension du premier concile œcuménique et de ceux qui l’ont suivi, il faut prendre très au sérieux le fait que les orthodoxes et les ariens s’accordaient pour dire que l’Ange et Verbe (Logos) qui apparut aux prophètes et qui leur révéla Dieu est la même personne qui est devenue homme et le Christ. Il faut bien comprendre ici que les orthodoxes et les ariens n’argumentaient pas spéculativement sur une Seconde Personne de la trinité conçue abstraitement et dont l’identité et la nature auraient eu besoin d’être décryptées par une rumination des textes scripturaires appuyée sur la philosophie hellénistique et soutenue par le Saint Esprit. C’est l’expérience spirituelle des prophètes et des Apôtres qui était l’objet de leur discussion, et tout particulièrement le fait de savoir si c’est un Logos créé ou incréé qui apparu en gloire aux prophètes et aux Apôtres et qui a révélé en Lui qui est l’Image, Dieu le Père qui est le Modèle archétype.
Parce que les eunomiens défendaient les mêmes positions que les ariens sur les manifestations aux prophètes du prétendu Logos-Ange créé, la même discussion réapparut au Deuxième Concile Œcuménique. Saint Basile le Grand, perdant quelque peu patience, s’adresse à Eunome de la façon suivante : « Vous qui êtes vraiment athée, n’allez-vous donc pas cesser de traiter Celui Qui Est vraiment –Lui qui est la source de la vie et qui donne l’être à tout ce qui existe- comme un non-être ? Alors que c’est lui-même, lorsqu’il vint volontairement à la rencontre de son serviteur Moïse, qui lui donna Sa propre et juste appellation pour Son éternité, et se nomma lui-même "Celui Qui Est". Car Il a bien dit : "Je suis Celui Qui Est". Et que cela ait été dit par la personne du Seigneur Lui-même, personne ne le contredira, je veux dire, aucun de ceux qui n’ont pas le voile judaïque recouvrant leur cœur lorsqu’ils lisent Moïse (2 Cor. 3,15). Car il est écrit qu’un ange du Seigneur apparut à Moïse dans le feu de la flamme qui jaillissait du buisson (Ex. 3,2). Là où l’Ecriture présente dans son récit un ange, la voix de Dieu continue : "Il dit à Moïse : ‘Je suis le Dieu de ton père Abraham’ (Ex. 3,6) " et ajoute plus loin : "Je suis Celui Qui Est". Qui est donc Celui qui est à la fois Ange et Dieu ? Aussi, n’est-ce pas Celui dont nous avons appris qu’Il est appelé "Ange du Grand Conseil" ? (Isaïe 9, 6) »


De même, après avoir résumé des observations similaires, que l’on trouve chez saint Athanase et les pères antérieurs, à propos de la rencontre entre l’Ange-Logos et Jacob, saint Basile pose clairement le même principe herméneutique que nous avons trouvé chez l’évêque d’Alexandrie : « Il est évident à tous, que là où la même personne est appelé à la fois Ange et Dieu, il s’agit du Fils unique qui se manifeste lui-même aux êtres humains de génération en génération et qui annonce la volonté du Père à ses saints. Aussi celui qui, parlant à Moïse, s’est donné lui-même le nom "Celui Qui Est" doit être identifié à nul autre qu’à Dieu (Jean 1, 1-2) » (Réfutation de l’Apologie d’Eunome, 2,18).

Eunome répondit à ces arguments de Basile en clamant que le Fils est l’ange de «Celui Qui Est», mais non pas « Celui Qui Est » lui-même. Cet ange est appelé Dieu seulement pour indiquer sa supériorité sur les autres choses, créées par lui, mais cela ne veut pas dire qu’il soit « Celui Qui Est ». Aussi Eunome affirmait-il que : « Celui qui envoya Moïse était lui-même Celui Qui Est, mais celui par qui Il rencontra Moïse et lui parla était l’Ange de Celui Qui Est, et le Dieu de toutes choses » (Grégoire de Nysse, Contre Eunome. XI, 3).

On peut trouver étrange cette sophistique de l’argument, mais elle est cependant importante comme témoignage du fait que l’identité entre l’Ange appelé Dieu dans l’Ancien Testament et le Christ, le Fils unique de Dieu et Créateur, était si enracinée dans la tradition qu’Eunome ne pouvait même pas imaginer l’évacuer comme s’apprêtait à le faire leur jeune contemporain Augustin en Afrique du Nord –et cela bien que son maître supposé, Ambroise, ainsi que les autres Pères latins, s’accordassent parfaitement avec la tradition que l’on vient de décrire.
   Saint Basile ayant quitté cette vie ne put répliquer aux réponses d’Eunome à sa propre réfutation, et ce fut son frère Grégoire de Nysse qui s’en chargea dans ses douze livres Contre Eunome qu’il communiqua à saint Jérôme durant le Deuxième Concile Œcuménique de 381.
   Saint Grégoire de Nysse répond entre autres choses que « si Moïse demande que le peuple ne soit pas conduit par un ange (Ex. 33, 15 ; 34,9) –Dieu ayant annoncé qu’Il en enverrait un pour conduire son peuple à la liberté : Ex. 32, 34 ; 33, 2), et si Celui qui parle avec lui accepte de devenir son compagnon de voyage et le guide de son armée (Ex. 33, 17), il est ici tout-à-fait démontré que Celui qui se fait connaître lui-même par le nom de "Celui Qui Est" est le Fils unique de Dieu. Si quelqu’un vient contredire ce fait, il se déclarera lui-même comme un défenseur de la croyance juive qui n’associe pas non plus le Fils à la délivrance du peuple. Car si on dit, d’un côté, que ce n’était pas un ange qi s’avançait avec le peuple, et que, de l’autre, comme le soutiendrait Eunome, celui que se manifeste par le nom de "Celui Qui Est" n’est pas le Fils Unique, cela revient bel et bien à importer dans l’Eglise de Dieu la doctrine d la Synagogue. En conséquence, ils doivent nécessairement admettre l’une de ces deux hypothèses : ou bien le Dieu Monogène (Fils Unique) n’est jamais apparu à Moïse, ou bien le Fils est Lui-même "Celui Qui Est", de qui provenait cette parole adressée à Son serviteur. Mais il rejette ce que nous avons dit ci-dessus, alléguant l’Ecriture elle-même (Ex. 3, 2) qui nous apprend que la voix d’un ange s’interposait et que c’est ainsi que les paroles de "Celui Qui Est" étaient transmises. Cette citation, pourtant, loin de contredire notre opinion, la confirme. Car nous enseignons aussi sans détours que le prophète, dans son désir de manifester aux hommes le mystère du Christ, a donné le nom d’Ange à Celui Qui Est, pour que la signification de ces mots ne soit pas rapportée au Père, comme tel aurait été le cas, si le nom de Celui Qui Est s’étais seul trouvé tout au long du discours»  (Contre Eunome. XV, 3).
   Ces extraits des principaux Pères des Premier et Deuxième Conciles Œcuméniques indiquent suffisamment que pour les Pères conciliaires la doctrine de la Sainte Trinité s’identifiait exactement aux manifestations du Christ, apparu comme Logos sans la chair aux Prophètes et dans sa nature humaines aux Apôtres.
   Personne, dans la Tradition, sauf Augustin, n’a jamais douté que le Logos ne soit identique à cet individu concret qui s’est révélé lui-même comme le Dieu Invisible de l’Ancien Testament aux Prophètes et qui est devenu homme et continue cette même révélation de la gloire de Dieu dans et par sa propre nature humaine prise de la Vierge.
   La controverse entre les orthodoxes et les ariens-eunomiens ne portait pas sur la question de savoir qui est le Logos dans l’Ancien et le Nouveau Testament ; mais sur ce qu’est le Logos dans sa relation à Dieu le Père. Les orthodoxes soutenaient que le Logos est incréé et immuable, ayant toujours existé de l’essence ou de l’hypostase du Père qui, par nature, cause l’existence de son Fils avant tous les temps. Les ariens et les eunomiens insistaient sur le fait que ce même Ange-Logos est une création muable de Dieu qui vient à l’existence avant tous les temps du non-être par la volonté de Dieu et non pas de Sa nature.


Dès lors la question fondamentale était la suivante : est-ce que les Prophètes et les Apôtres ont vu dans la gloire incréée de Dieu (position des orthodoxes et des ariens) ou dans une énergie créée (position des eunomiens), un Logos incréé ou un Logos créé ? Un Logos qui est Dieu par nature et qui a, dès lors, toutes les énergies et les pouvoirs de Dieu par nature, ou bien un Dieu par la grâce, qui aurait quelques unes des énergies de Dieu le Père, mais non pas toutes, et qui, dès lors, serait un Logos par la grâce et non par nature ? Aussi bien les orthodoxes que les ariens/eunomiens étaient d’accord sur le principe que si le Logos possède par nature toutes les forces et énergies du Père, alors il est incréé ; et que, si ce n’est pas le cas, alors il est une créature.
   Le point de discussion portait donc sur les expériences de révélation ou de glorification ou de theosis que Dieu donne dans Son Esprit par son Logos-Ange-Christ aux Prophètes, Apôtres et Saints. Ces expériences ou ces vies des saints sont rapportées en premier lieu dans la Bible, mais aussi dans la continuation post-biblique de la Pentecôte, dans le Corps du Christ, l’Eglise. C’est pourquoi, les deux côtés en appelaient aux Pères des temps anciens aussi bien qu’aux modernes, depuis les vies rapportées dans la Genèse jusqu’à leurs contemporains. Certes, ils ne pouvaient s’accorder sur l’autorité des témoins contemporains, mais ils avaient une base commune de discussion, à la fois dans l’Ancien et le Nouveau Testament, et dans la tradition patristique antérieure.
   Ainsi, les orthodoxes comme les hérétiques se servaient aussi bien du Nouveau que de l’Ancien Testament pour déterminer si les Prophètes et les Apôtres ont vu une hypostase ou personne divine du Christ créée ou incréée. L’argumentation est simple. Chaque camp dresse une liste de toutes les forces ou énergies de Dieu mentionnées dans la Bible. Puis ils font de même pour le Logos-Ange-Fils-Unique. Enfin, ils comparent les deux listes pour voir si elles sont identiques ou non. Elles ne doivent pas être seulement semblables, mais rigoureusement identiques.
    Les orthodoxes et les ariens s’accordaient pleinement avec la tradition héritée de l’Ancien Testament et confirmée par le témoignage des Apôtres et des saints auxquels Dieu révèle sa gloire dans son Fils incarné, tradition selon laquelle la créature ne peut connaître l’essence incréée de Dieu ; ils s’accordaient aussi sur le fait qu’entre l’incréé et le créé ex nihilo, il n’y a aucune ressemblance d’aucune sorte.

   Aussi, dans le but de prouver que le Logos est une créature, les ariens affirmaient qu’Il ne connaît ni l’essence de Dieu ni sa propre essence et qu’Il n’est pas en tout semblable à Dieu.
   Les orthodoxes disaient au contraire que le Logos connaît l’essence du père et qu’Il est en tout point semblable au Père, ayant par nature tout ce que le Père a, sauf la Paternité ou le fait d’être cause de l’existence du Fils et du Saint Esprit.
Les orthodoxes et les ariens s’accordaient sur la distinction de ce que Dieu est en Lui-même par nature et de ce qu’il est ou fait par volonté ; mais ils différaient nettement dans la répartition des éléments de cette distinction entre l’essence divine et la volonté ou énergie. Aussi les orthodoxes affirmaient-ils que Dieu cause l’existence du Logos par nature et l’existence des créatures par volonté, alors que les ariens tenaient qu’à la fois le Logos et toutes les autres créatures étaient le produit de la volonté divine.


Contre ces positions, les eunomiens soutenaient que l’essence et l’énergie incréée de Dieu sont identiques, que le Logos est un produit de l’énergie créée de Dieu, que le Saint Esprit est un produit de l’énergie créée du Logos et que chaque espèce créée est le produit d’une énergie créée particulière du Saint Esprit. Pour Eunome, donc, si chaque espèce n’avait pas son énergie individuelle, une énergie du Saint Esprit, il n’y aurait pas plusieurs espèces créées, mais une seule.
En réalité, Eunome, ici, embrouille à sa façon le témoignage biblique et patristique sur la glorification, dans laquelle chaque créature participe, chaque saint communie au logos qui se rend présent à chacun en multipliant de façon indivisible sa gloire incréée : elle est présente in toto (dans sa totalité) et en chacun, mais non comme une partie pour chacun. C’est là ce qu’enseigne le Christ (Jean 14, 2-23), et qui fut expérimenté le jour de la Pentecôte (Actes 2, 3-4). C’est là cette gloire qui apporte dans le Logos et le Père et l’Esprit. Cela signifie qu’il n’y a pas d’universaux en Dieu et qu’Il soutient non seulement des espèces mais chaque portion singulière de l’existence, dans toutes ses formes multiples. Ainsi, l’individu n’est jamais sacrifié par le Christ pour un prétendu bien commun, mais, en même temps, le bien commun se trouve être le bien de chacun en particulier.
La conséquence du mystère de l’ascension du Christ dans sa propre Gloire et de son retour auprès de ses disciples dans l’Esprit de gloire, le jour de la Pentecôte, c’est qu’il est désormais pleinement présent à et dans chaque étape de l’illumination et de la glorification (theosis). Ainsi, en partageant le pain eucharistique qui est un, et la coupe qui est une, chaque membre du Corps du Christ reçoit non pas une partie du Christ, mais le Christ tout entier et devient ce qu’il est déjà, un temple (Naos) ou une demeure (Monê) du Père et du Saint Esprit dans le Logos incarné en commun avec les autres membres du Corps du Christ.






b) Initiation à la Vie et à la plénitude de la vérité du Christ par l’Esprit de Vérité le Jour de la Pentecôte.

Toutes les distinctions développées et précisées pendant les discussions qui se sont déroulées autour des Premier et Deuxième Conciles Œcuméniques se sont retrouvées dans les Conciles Œcuméniques suivants, qui, en réalité, ont été une extension du Premier.

Les expressions terminologiques de ces distinctions ne doivent pas être séparées de leurs présuppositions terminologiques. Il peut y avoir de la diversité dans l’expression mais non dans les présupposés de la terminologie en question.


Les présupposés terminologiques de l’expression de la théologie se trouvent dans les états spirituels de 1) la purification du cœur 2) l’illumination du cœur et 3) la glorification ou theosis du cœur et de tout l’être de celui auquel le Logos apparaît dans Son Esprit et en Lui-même révèle Son Père. Celui qui, dans l’Esprit, voit le Christ en gloire, celui-là voit le Père. Cette expérience est la pierre angulaire des formulations doctrinales dans la tradition patristique.
   Nous avons cité certains textes patristiques qui montrent clairement que les Pères des Premier et Deuxième Conciles Œcuméniques se servaient de la tradition transmise pour montrer que les Prophètes, les Apôtres et les Saints, dans leurs expériences de glorification, avaient une véritable vision de Dieu dans son Ange-Logos incréé avant comme après son Incarnation.
   Lorsque le Christ révéla la gloire incréée et le règne (Baisleia) du Père comme sa propre gloire naturelle lors de Sa Transfiguration, il répéta dans Sa nature humaine la même manifestation qui fut la sienne comme Seigneur de gloire dans l’Ancien Testament. La proposition de Pierre, de dresser des tentes à cette occasion –une pour le Christ, une pour Elie et une pour Moïse-, par imitation de la Tente du Témoignage dans laquelle Moïse avait participé à la gloire de Dieu, était une bévue du fait que la nature humaine du Christ avait elle-même remplacé la Tente du Témoignage de Moïse, ainsi que le Temple de Salomon et les avait rendu inutiles : c’est le Christ Lui-même qui révélait désormais Sa gloire qu’Il tient par nature du Père.
Selon les Pères de l’Eglise, le discours et la prière du Christ rapportés par Jean (ch.13, 31 et ch.17, 26), et qui contient la promesse selon laquelle, lorsque viendra l’Esprit de Vérité, « Il vous guidera dans la plénitude de la vérité », a été accomplie au Jour de la Pentecôte et s’est continuée comme expérience de tous ceux qui rejoignent la communion des glorifiés.
   Cela ne veut pas dire que les Prophètes n’ont pas été conduits à la vérité, ni que les Apôtres n’y ont pas été conduits, les uns par l’illumination, les autres par glorification aussi ; mais que les Apôtres étaient sur le point d’être conduits à la plénitude de la vérité dans la révélation de la Pentecôte.
   En aucun cas cela ne veut dire qu’une Eglise serait conduite par étapes soit à une compréhension plénière de toute la vérité, soit à une restauration ou à une création de l’unité à partir de la désunion des Eglises.
   Le discours du Christ sur l’unité et sa prière pour l’unité concernent l’unité des Apôtres et des fidèles dans l’expérience de la glorification, c'est-à-dire la vision de la gloire incréée de la Sainte Trinité dans la nature humaine du Christ, accordée maintenant dans sa plénitude dans l’expérience de la Pentecôte.
   La glorification pentecostale suit les étapes de la purification et de l’illumination des disciples du Christ comme cela est clairement exposé dans les traditions des Evangiles synoptiques et johannique. L’état d’illumination est celui dans lequel l’amour intéressé est transformé en amour désintéressé, et il prépare les disciples à voir en Christ la divinité de la Sainte Trinité comme gloire et non comme feu consumant.
L’acquisition du don de l’amour désintéressé est la condition préalable pour être conduit dans toute la vérité par l’esprit du Christ. Cela veut dire que doctrine et spiritualité sont unies inséparablement dans les stades de purification et d’illumination. Au stade de la glorification, cependant, la doctrine ou la connaissance sur Dieu sont remplacées par la réalité incréée que l’on peut désigner mais aucunement exprimer.

Saint Grégoire le théologien qui fait appel à sa propre expérience de la glorification lorsqu’il réfute l’affirmation eunomienne selon laquelle l’homme peut concevoir l’essence de Dieu (Discours Théologiques, 2,3), met très nettement ce point en évidence. Il insiste sur le fait que Platon affirme qu’il est difficile de concevoir Dieu, mais que l’exprimer par des mots est impossible. Grégoire désapprouve vivement cette opinion et précise que s’il est, en effet, impossible d’exprimer Dieu, il est encore plus impossible de Le concevoir : "Car ce qui peut être conçu peut aussi être déclaré par le langage, sinon adéquatement, du moins imparfaitement" (Discours Théologiques 2,4). Cela veut dire que de concevoir et d’exprimer Dieu est une impossibilité non seulement pour les non-croyants, mais même pour des amis de Dieu qui ont atteint soit l’illumination, soit la glorification. Dieu, même quand il est vu, demeure un mystère.
Cependant, ceux qui atteignent l’illumination et la glorification se servent de concepts et de mots lorsqu’ils parlent de Dieu. En fait, ces mots et ces concepts sont inspirés par l’expérience de la glorification. Les Pères spirituels utilisent des mots et des concepts pour conduire les autres via la purification jusqu’à l’illumination, comme les Prophètes, les Apôtres et le Christ Lui-même l’ont fait.
Mais se servir de ces mots et concepts comme de moyens pour spéculer philosophiquement sur Dieu, c’est se tromper sur les uns et les autres et aller droit à l’erreur qui coupe toute possibilité de purifier son cœur et d’atteindre l’illumination. Cette mauvaise utilisation des concepts et des mots sur Dieu sont la source de toute hérésie.
La méditation piétiste et philosophie sur la Bible ainsi que la critique biblique conduites dans de tels cadres de référence sont des voies sans issue, qui ne mènent pas aux réalités désignées par le Christ à la fois dans le Nouveau et dans l’Ancien Testament. La Bible n’est pas la Révélation, elle n’est pas la Parole de Dieu ; mais traite de ces réalités. La Révélation et la Parole de Dieu sont communiquées aux humains uniquement dans l’acquisition, par la purification, de l’état d’illumination et, davantage, de celui de la glorification ou theosis, qui perpétue, de génération en génération, la Pentecôte, comme le fondement et le pivot de la tradition et de la succession apostoliques.

Dans l’Ancien Testament se trouvent les manifestations de Dieu aux Prophètes, dans Son Ange-Logos, Lequel a continué, dans son Incarnation, d’apparaître en gloire à certains de Ses Apôtres, comme lors de Sa Transfiguration. Il explique à Ses disciples que dans peu de temps ils ne Le verront plus, car Il doit aller vers le Père, mais que dans peu de temps ils Le verront à nouveau (Jean 16, 11, 16-33). Cette promesse s’accomplit tout d’abord lors des apparitions du Christ à Ses disciples dans le temps d’après Sa résurrection, apparitions auxquelles le monde dans son ensemble ne put participer. Ensuite eut lieu Sa disparition finale lors de Son Ascension et Sa réapparition le jour de la Pentecôte dans le Saint Esprit qui, depuis lors, forme la plénitude du Christ dans chacun des disciples et des fidèles qui sont devenus ou deviennent réconciliés avec le Christ et amis de Dieu (Jean 16,27), après avoir dépassé l’état de serviteur ou esclave (Jean 15, 14-15).

La désignation paulienne de l’Eglise comme Corps du Christ est le résultat de la façon nouvelle dont la nature humaine du Christ communique, dans le mystère de la présence de Dieu en son Ange-Logos, sa gloire aux illuminés et aux glorifiés en Se multipliant Soi-Même indivisiblement dans cette gloire. Ainsi, depuis la Pentecôte, la nature humaine du Christ est aussi multipliée indivisiblement de telle sorte qu’elle existe in toto (en totalité) dans chacun des réconciliés, des amis de Dieu, C’est exactement ce dont le Christ avait prédit l’accomplissement dans Jean 14, 23.


Ainsi chaque ami de Dieu porte le Corps total du Christ et, en même temps, tous les amis de Dieu sont un seul Corps du Christ assemblé en un même endroit (epi to auto) partagent un même pain et une même coupe. Tel est le Mystère de l’Eglise établie le jour de la Pentecôte et toute la Vérité dans laquelle le Christ avait promis que le Saint Esprit conduirait Ses amis. Aussi le Corps du Christ est-Il en construction, bâti par l’addition des illuminés et des glorifiés de chaque génération, jusqu’à son achèvement ultime à la fin des temps.

Avant la Mort et la Résurrection du Christ, même les glorifiés, comme les patriarches et les prophètes, sont morts d’une à la fois physique et spirituelle, attendant leur résurrection spirituelle et physique –ce que les Pères nomment la première et la seconde résurrection. La mort spirituelle consiste soit à ne pas voir la gloire de Dieu, soit à voir cette même gloire comme un feu consumant et comme les ténèbres extérieures de l’enfer. La première résurrection consiste à avoir de façon permanente et ininterrompue la vision de la création dans la gloire de Dieu en Christ, comme l’ont dorénavant, depuis la mort et la résurrection du Christ, ceux qui se trouvent dans la communion des saints de l’autre côté de la mort. Ils ont accompli leur mariage avec le Christ, et ce mariage sera rendu complet par la résurrection universelle et la restauration de tout.
De ce côté-ci de la mort, les fidèles ont l’engagement de s’unir de façon permanente avec la gloire du Christ. Ils on l’arrabôna tou Pneumatos, le gage du Saint Esprit dans leurs cœurs (2 Cor. 1,22 ; 5,5 ; Eph. 1,14).


Il ne peut y avoir aucune réconciliation en dehors du Mystère de la Croix qui, en retour, est identique à la glorification. Personne ne peut devenir un ami de Dieu s’il ne prend pas volontairement sa propre croix et s’il ne suit pas le Christ. Etre glorifié signifie être crucifié, ce qui veut dire, en retour, avoir le pouvoir en Dieu de transformer l’amour-propre intéressé en un amour semblable à l’amour de Dieu et qui ne cherche pas son bien propre. Cette réconciliation de l’homme avec Dieu agissait chez les Patriarches, les Prophètes, les Apôtres avant la crucifixion, parce qu’ils participaient par avance au Mystère de la Croix. Pour cette raison ils devenaient amis de Dieu et recevait le don d’audace pour discuter avec Dieu pour le salut des autres.

Le Mystère de la Croix est le pouvoir de réconciliation incréé qui vient de Dieu et qui soigne les maladies de ceux qui acceptent de faire cette cure en obéissant, jusqu’à la mort, à la volonté de Dieu le Verbe, Celui qui donna la Loi à Moïse et les Béatitudes aux Apôtres.


La crucifixion volontaire du Seigneur de Gloire est la parfaite manifestation dans l’Histoire du pouvoir du Mystère de la Croix, mais non la seule. Chaque glorification d’un ami de Dieu, à la fois avant et après la crucifixion du Christ, est aussi une manifestation du pouvoir de ce Mystère.






c) Diagnostic et thérapie

La tradition patristique a été amenée à se servir du langage philosophique de son temps afin de se faire comprendre et de lutter contre les hérésies déformant la tradition de l’Eglise. Ce qui ne signifie pourtant pas qu’on utilisa la philosophie pour comprendre les enseignements du Christ.

En Tout et pour tout, les Pères ont rejeté les spéculations abstraites sur Dieu et Sa relation à la création et ils ont mis l’accent sur l’approche empirique conduisant à l’union à Dieu par le moyen de la purification et de l’illumination du cœur.

C’est dans ce contexte qu’il convient de comprendre le sens des termes de praxis (action, œuvre) et theoria (vision). Il ne s’agit pas de la distinction faite par le Moyen Age occidental entre la vie active et la vie contemplative. La praxis est la purification du cœur et la theoria est la vision de la gloire que le cœur obtient soit par la foi-illumination intérieure, soit par la glorification ou theosis. La theosis (déification) est la vision de la gloire de Dieu en Christ. Ce n’est pas l’illumination, ni la simple participation à la Sainte Eucharistie –comme certains orthodoxes de nos jours semblent le penser- qui constituent la theosis.


Ces distinctions supposent a) que le cœur –et non l’intellect- est le centre de la spiritualité et le lieu où se forme le théologien et aussi b) que le cœur, pour l’ordinaire, ne fonctionne pas comme il le devrait.

Ceux dont le cœur n’est qu’une pompe pour le sang, pensent évidemment que c’est le cerveau et le système nerveux qui constituent les centres de la conscience de l’homme et de l’analyse des rapports internes et externes qui nous lient aux réalités. Si bien que lorsqu’ils lisent que dans l’Ancien et le Nouveau Testament, c’est le cœur qui semble considéré comme étant ce centre, ils tirent naturellement la conclusion qu’il s’agit d’une vision primitive et inadéquate des choses.

Cependant, la tradition orthodoxe a conscience que le cœur, outre sa fonction de pompe, est, lorsqu’il se trouve dans l’état qui convient, le lieu de la communion avec Dieu par le moyen de la prière incessante, c’est-à-dire de la mémoire continuelle de Dieu. Les mots du Christ : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Matt. 5,8) sont pris très au sérieux, parce qu’ils se sont réalisés dans tous ceux qui obtenu la grâce de la glorification, aussi bien avant qu’après l’Incarnation.

La théologie pastorale et la théologie dogmatique sont pour les Pères une seule et même réalité et leur apprentissage juste se fait lorsque l’intellect ou la raison se conforme aux actions du Saint Esprit présent dans le cœur et travaille à expulser les pensées, les bonnes comme les mauvaises, qui lui sont étrangères, pour les remplacer par la seule et unique pensée-prière-et-mémoire de Dieu (monologistos euchê, prière monologique).
Avec le temps, certains Pères en sont venus à donner le nom de noûs à la faculté de l’âme qui opère dans l’intérieur du cœur lorsqu’il est restauré dans son état normal, et ils ont réservé les termes de logos et de dianoia à l’intellect et à la raison, ou à ce que beaucoup, de nos jours, appelleraient le cerveau et son système nerveux. D’autres Pères incluent généralement la faculté de prière qui est celle du cœur, dans l’appellation de noûs, qui, chez eux, comprend aussi les fonctions intellective et raisonnante de l’âme qui ont leur centre dans le cerveau. Afin, donc, d’éviter toute confusion, nous utiliserons les expressions « faculté noétique », pour désigner cette activité du noûs dans le cœur qu’on appelle noera euchê.


La prière qui est dans le cœur peut devenir ininterrompue, tandis que celle qui a son siège dans l’intellect ou le cerveau opère sur décision de celui qui prie, et aux moments qu’il choisit. Celui qui a reçu le don de la prière incessante du cœur prie aussi avec son intelligence ou intellect lorsqu’il prie avec d’autres et pour les autres, en leur présence et pour leur édification. Dans de telles circonstances, littéralement, il prie à la fois lui-même avec son intellect et en même temps dans son cœur avec l’Esprit, avec la langue ou parole pentecostale que Dieu lui a donnée en Christ. De ces prières, l’une est celle que l’homme dit à Dieu, l’autre, celle que Saint Esprit dit en lui, dans le Christ, à Dieu. Saint Paul suppose cette double prière admise comme un phénomène normal dans l’Eglise de Corinthe, mais il reproche aux Corinthiens pourvus de ce don, de ne pas prier aussi avec leur intellect pour le bien des autres assistants, qui ne pouvaient prier qu’avec leur intelligence (1 Cor. 14,14 sqq.)

A la vérité, Paul nous enseigne bien que lorsque les fidèles obtiennent l’adoption filiale en Christ, cela signifie que « Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de Son Fils, lequel crie : Abba, Père, de sorte que tu n’es plus esclave, mais fils ; et si tu es fils, tu es aussi héritier de Dieu par le Christ » (Gal. 4,6-7). Quand il parle de cette prière par l’Esprit ou par la langue (glôssêi), saint Paul vise une prière qui n’est pas audible à autrui. « Car celui qui parle par langue ne parle pas hommes, mais à Dieu. Car personne n’entend (oudeis gar akouei), puisqu’il parle de mystères par l’Esprit » (1 Cor. 14,2). « Si je viens à vous parlant en langues, de quelle utilité vous serai-je, si je ne vous parle pas… » (1 Cor. 14,6). Il ne faut pas confondre ce dont il est ici question avec le miracle des langues du Jour de la Pentecôte, où chacun comprenait dans son propre dialecte ce que disaient les Apôtres. Saint Paul parle de ceux qui n’ont pas la prière de l’Esprit dans le cœur et qui ne savent pas quelle prière se dit alors, parce qu’ils n’entendent absolument rien.

Saint Paul considère cette prière par l’Esprit ou par langues, dans le cœur, comme la présupposition du don de prophétie. Il affirme avec insistance que ceux qui ont reçu de Dieu le don de cette prière sont obligatoirement tenus de prophétiser. Ce don de la prière par l’Esprit est la venue de Dieu en Christ dans le cœur, qui seule enlève le voile qui le couvrait et qui obscurcit la lecture de Moïse (2 Cor. 3,15). Cependant, ce don de prophétie n’annonce plus la venue de l’Ange du Grand Conseil, mais interprète la prophétie de l’Ancien Testament comme accomplie dans le Seigneur de Gloire devenu Christ par sa naissance de la Vierge et fait homme, et dont l’œuvre a été conduite à sa perfection par Sa mort, Sa résurrection, Son ascension et Son retour dans l’Esprit Saint lors de la Pentecôte. Il en va ainsi, parce que celui qui prie par langues ou par l’Esprit connaît le Christ ressuscité comme demeurant personnellement dans son propre cœur avec le Père (Jean 14,23) : il est devenu un temple de Dieu et ne connaît plus le Christ simplement pour avoir lu des choses sur Lui dans la Sainte Ecriture.


La prière par l’Esprit ou prière noétique est aussi appelée mémoire incessante de Dieu. C’est elle qui été effacée par la chute, entraînant l’assombrissement de la faculté noétique et l’endurcissement du cœur.


La science moderne reconnaît généralement chez les êtres vivants deux systèmes de mémoires : 1) la mémoire cellulaire qui détermine le développement et le fonctionnement de l’individu dans sa relation à lui-même et 2) la mémoire cervicale qui détermine les fonctions et les relations de l’individu à lui-même et son environnement. A quoi s’ajoute, chez les hommes, une mémoire de Dieu dans le cœur, ordinairement inactive ou en sous-activité et qui, lorsqu’elle se trouve rétablie dans la fonction à laquelle elle est destinée, a pour fruit la remise à la normale de toutes les autres relations, par la transformation de l’amour égoïste et égocentrique fondé sur la peur en amour désintéressé et délivré de l’anxiété (1 Jean 4,18).

La chute de l’homme ou l’état de péché hérité consiste dans a) l’échec de la faculté noétique, qui ne peut fonctionner convenablement, voire ne peut pas fonctionner du tout, b) la confusion de cette faculté avec les fonctions du cerveau et du corps en général et c) en conséquence, son esclavage sous le pouvoir de l’angoisse et de l’environnement. Chaque individu fait, à des degrés divers, l’expérience de la chute de sa propre faculté noétique en se trouvant exposé à un entourage composé de facultés noétiques ne fonctionnant pas ou fonctionnant de manière insuffisante. La réciproque est généralement vraie, lorsque l’entourage est dominé par l’illumination en Christ, là aussi dans des proportions variables.

Ce qui résulte du dysfonctionnement des facultés noétiques, ce sont des relations anormales entre Dieu et l’homme et des hommes entre eux, et le fait que chacun se serve de Dieu aussi bien que l’homme déchu pour obtenir ce qu’il croit être son bonheur et sa sécurité personnelle. Le dieu ou les dieux auxquels l’imagination humaine attribue une existence, en dehors de l’illumination, sont des projections psychologiques de son besoin de sécurité. Du fait de la peur et de l’angoisse, les relations avec autrui et avec Dieu sont des relations utilitaristes.

Il n’en reste pas moins que chaque individu est maintenu à l’être par la gloire, la lumière, la puissance, la grâce, etc…, incréées, créatrices et conservatrices, de Dieu, lors même que ces individus ne sont pas membres du Corps du Christ, n’ayant pas été conduits à l’illumination par la purification de la faculté noétique dans le cœur. La réponse à cette relation ou communion directe avec Dieu va de l’endurcissement du cœur –c’est-à-dire, le fait de souffler sur l’étincelle de grâce et de l’éteindre- jusqu’à l’expérience de la glorification qui est celle des saints. Cela veut dire que tous les êtres humains sont égaux dans la possession de la faculté noétique, mais non dans sa qualité ou dans le degré auquel elle fonctionne.

Il est important de noter la distinction nette de la spiritualité dont la racine première se trouve dans la faculté noétique du cœur et l’intellectualité qui a sa racine dans le cerveau. Ainsi obtient-on les quatre genres de personnes suivants : 1) ceux qui, sans grandes capacités intellectuelles, s’élèvent jusqu’au plus haut degré de la perfection noétique, 2) ceux qui, atteignant aux plus hautes perfections intellectuelles, tombent à un bas voire au plus bas niveau d’imperfection noétique, 3) ceux qui atteignent à la fois les plus hautes perfections intellectuelles et noétique et 4) ceux qui, avec de faibles aptitudes intellectuelles et de maigres connaissances, ont aussi l’endurcissement du cœur.

Ces notions sont la clé de la compréhension de la doctrine patristique et biblique et de la formulation des dogmes des Conciles Œcuméniques. Elles n’ont rien à voir avec la philosophie ou la métaphysique, et sont beaucoup plus parentes de la psychiatrie moderne. L’homme a une faculté noétique qui fonctionne mal et qui devrait opérer dans le cœur. La cure de cette maladie, appelée péché originel, est la mémoire incessante de Dieu, aussi appelée prière ininterrompue ou illumination, qui n’a rien à voir avec les notions platonicienne ou augustinienne de l’illumination, qui la comprennent comme obtenue par l’intuition ou connaissance des universaux.

Pour se préparer de manière adéquate à voir Dieu dans Sa gloire, qui Lui est commune avec le Christ, il faut devenir un temple du Saint Esprit en transformant l’amour intéressé et utilitaire en amour désintéressé et non-utilitaire. Cette transformation se produit au stade le plus élevé de l’illumination, qu’on nomme theoria, c’est-à-dire, littéralement, vision : ici, la vision des raisons ou énergies incréées de Dieu [telles qu’elles sont] dans la création, vision acquise par le moyen de la prière perpétuelle et la mémoire ininterrompue de Dieu. La faculté noétique est délivrée de son esclavage à l’égard de l’intellect, des passions et de l’environnement, et n’est plus influencée que par cette mémoire de Dieu qui fonctionne en concomitance avec les activités normales de la vie quotidienne. Quand la faculté noétique a atteint cet état, l’homme est devenu temple de Dieu dans le Christ par le Saint Esprit.


Saint Basile le Grand écrit à saint Grégoire le Théologien : « voici l’habitation de Dieu en nous : avoir Dieu établi en nous par le moyen de la mémoire. Nous devenons ainsi temples de Dieu, quand la continuité du souvenir n’est pas interrompue par les soucis terrestres, ni la faculté noétique ébranlée par des douleurs imprévues, mais que, échappant à toute chose, cette amie de Dieu (la faculté noétique) se retire en Dieu, chassant les passions qui la tentent pour la faire tomber dans l’incontinence, et qu’elle s’en tient fidèlement aux pratiques qui conduisent aux vertus » (Ep. 2). Saint Basile ne dit nullement ici que l’on devient temple de Dieu en cessant de s’occuper des soucis terrestres (des problèmes matériels) et en pensant de façon ininterrompue à Dieu seul ; mais bien que cette mémoire de Dieu continue de façon simultanée avec les occupations de tous les jours et, en particulier, au milieu des souffrances.

Saint Grégoire le Théologien, destinataire de cette lettre, souligne que « nous devons nous souvenir de Dieu plus souvent que nous respirons, et, pour le dire en un mot, nous ne devons rien faire d’autre… ou, pour parler comme Moïse (Deut. 6,7), qu’un homme soit couché ou qu’il se lève, qu’il soit en voyage ou qu’il fasse quoi que ce soit d’autre, il devrait avoir aussi ce souvenir imprimé dans sa mémoire pour se purifier » (Discours Théologiques, 1,5).
Saint Grégoire insiste sur le fait que philosopher sur Dieu n’est permis qu’à ceux qui ont passé leurs examens et ont « atteint la theoria, et qui ont auparavant été purifiées dans l’âme et le corps, ou, au moins, sont en voie de purification » (Ibid. 1,3).

Cet état de theoria comporte les deux stades déjà mentionnés : a) on est en relation avec son environnement par la mémoire incessante de Dieu dans le cœur et b) on voit soi-même et son environnement baignant dans la gloire de Dieu et de la nature humaine du Christ qui habite là. La glorification ou déification est un don de Dieu que l’on ne cherche pas mais que Dieu donne à Ses amis selon leurs nécessités et celles des autres hommes.

Durant ce stade ultime de gloire, la prière incessante, la prophétie et la connaissance sur Dieu (théologie) sont terminées, car elles ont été remplacées par la vision de la gloire de Dieu en Christ, où seul l’amour demeure.
« Les prophéties seront abolies… les langues cesseront… la connaissance sera abolie… quand ce qui est parfait sera venu… » (1 Cor. 13, 8-9).
Mais « l’amour ne tombe jamais » (ibid.). « Car nous voyons à présent au moyen d’un miroir, d’une manière obscur, mais alors nous verrons face à face ; à présent, je connais en partie, mais alors je serai connu comme j’ai été connu » (1 Cor. 13, 12).
Saint Paul parle ici d’une expérience future qu’il a déjà eue –«comme j’ai été connu.»

Quand, à son tour, la glorification en Christ par cette rencontre face à face est terminée, alors la prière noétique, la prophétie et la connaissance sur Dieu (théologie) font leur retour. Ainsi, quoiqu’elles aient été abolies chez Paul durant sa theosis, il revint à la prière par l’Esprit, recommença à prophétiser et à connaître, en attendant que se répète son expérience, soit dans sa forme intermédiaire, soit dans sa forme finale, lors de l’apparition universelle du Christ en gloire.


Avant la Pentecôte, la glorification était d’une nature transitoire qui ne continuait pas après la mort. Maintenant, dans le Corps du Christ, la theosis est encore une expérience transitoire de ce côté-ci de la mort, mais c’est une expérience permanente des saints en Christ après la mort de leurs corps. Maintenant, dans le Corps du Christ, la glorification n’est pas limitée au cœur et manifestée seulement sur le visage, comme c’était le cas pour les prophètes, dont la gloire a été abolie (2 Cor. 3, 7 sqq), mais elle s’étend à présent, chez les glorifiés, à tout le corps. Ainsi, les corps mêmes des saints manifestent la glorification permanente de leurs propriétaires, parce qu’ils restent, de manière indéfectible, imprégnés par cette glorification (theosis) permanente et deviennent de saintes reliques.


Durant la glorification, les fonctions normales du corps, comme dormir, manger, boire et digérer, sont suspendues. A tous autres égards, l’intelligence et le corps fonctionnent normalement, une fois que l’on commence à s’habituer à voir soi-même et tout l’espace environnant baignés de la gloire du Christ qui est tout ensemble ténèbres et lumière et ni l’un ni l’autre, puisqu’elle ne ressemble à rien de créé. A la différence de l’illumination, la déification n’est pas une connaissance, puisqu’elle est au-dessus de la connaissance (1 Cor. 13, 8). Lors de sa première glorification, le saint est désorienté parce que, au commencement, il ne voit que l’incréé ; mais, par accoutumance, il commence à re-voir les créatures qui l’entourent, dans cette lumière qui est le Jour du Seigneur qui n’a point de fin. Ainsi, bien que la prière incessante et la connaissance relative à Dieu soient finies, la connaissance et la perception consciente du milieu ambiant sont toujours là.


La Bible enseigne bel et bien la justification par la seule foi. Mais cette foi qui sauve est l’état d’illumination du cœur qu’on vient de décrire et qu’on trouve quelquefois appelé «foi intérieure» (endiathetos pistis). « Car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus Christ. Car vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtus le Christ » (Gal. 3, 26-27). « Parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé l’Esprit de Son Fils dans vos cœurs qui crie : Abba, Père. Ainsi donc, tu n’es plus esclave, mais fils ; et si tu es fils, tu es aussi un héritier par le Christ » (Gal. 4 6-7). La qualité de fils, la justification et la prière du Saint Esprit dans le cœur sont une seule et même réalité. Il n’y a pas de justification par la loi ou les œuvres, mais seulement par le Christ qui a donné la Loi. La Loi ne donne pas la vie. Seul Christ donne la vie. « Car s’il avait été donné une Loi qui eût le pouvoir de conférer la vie, alors certes la justice viendrait de la Loi » (Gal. 3, 21). C’est donc cette foi, celle qui est créée par le Saint Esprit dans le cœur de ceux qui ont reçu ce don de la prière, qui donne l’assurance de l’amour de Dieu en Christ et aboutit à l’amour qui « ne cherche pas ses propres intérêts » (1Cor. 13, 5).

Cette thérapie et la transformation de la personnalité humaine dans sa relation à l’humanité dans son ensemble rend très claire la différence qui existe entre ceux qui sont en cours de traitement et ceux qui n’y sont pas. Avoir la foi en Christ sans entreprendre la cure en Christ c’est n’avoir point la foi du tout. Ce serait faire confiance à un médecin sans suivre ses prescriptions –ce qui renferme une contradiction dans les termes.

Afin de placer cette thérapie dans sa vraie perspective, en considérant ses relations avec le monde pris dans son ensemble, il faut bien remarquer que si le judaïsme prophétique ou son successeur le christianisme avaient fait leur apparition au XXème siècle, on les aurait probablement catalogués et considérés non comme des religions, mais comme des sciences médicales voisines de la psychiatrie, ayant même un impact plus large sur la société par leur capacité à soigner avec succès, dans des proportions variables, la maladie de personnalités humaines fonctionnant seulement en partie. En aucun cas on n’aurait pu les confondre avec des religions qui, par diverses pratiques ou croyances magiques, promettent la fuite hors d’un prétendu «monde matériel» qui serait celui du mal ou loin des faux semblants, vers un monde imaginaire de bonheur et de sécurité.

On peut encore voir que cette confusion est impossible en étudiant plus précisément la conception biblique et patristique de l’enfer et du paradis et ses implications. Dieu Lui-même est tout ensemble Ciel et Enfer, récompense et châtiment. Tous les êtres humains ont été créés pour avoir la vision ininterrompue de Dieu dans la gloire incréée du Christ. Que Dieu soit ciel ou enfer, récompense ou châtiment, dépend de la réponse de chaque homme à l’amour de Dieu en Christ et s’il accepte le commandement d’avoir à transformer son amour égoïste et égo-centrique en un amour déiforme et désintéressé.
Cela signifie qu’aucune Eglise ou religion ne peut prétendre décider qui ira au ciel et qui en enfer, puisque tous verront, tôt ou tard, la gloire de Dieu en Christ, soit comme lumière ou comme feu consumant. La vraie vie en Christ consiste à se préparer par la purification et l’illumination du cœur, afin que cette vision soit ciel et non enfer. La responsabilité première de ceux qui ont atteint l’état d’illumination, est d’illuminer les autres, afin de pouvoir, dans l’amour désintéressé et non-utilitaire, vivre et œuvrer ensemble dans la société, tout en se préparant, et en préparant les autres, à une expérience éternelle que chacun connaîtra.

Dès qu’on sépare le ciel de l’enfer et qu’on imagine ces deux conditions comme des lieux différents, ou qu’on croit que l’enfer est l’absence de la vision de Dieu, on introduit automatiquement des aspects magiques dans la théorie biblique de la guérison. Dès lors, la vision de Dieu s’identifie avec le ciel pour tout homme qui, d’une manière ou d’une autre, gagne cet état. Cette magie peut prendre la forme de la prédestination, du salut par la foi seule, ou par la foi et les œuvres, ou encore par la participation aux sacrements et l’absolution des prêtres, voire par une combinaison de ces différents moyens. Ces traditions, dans leurs aspects variés, ont en commun qu’elles éludent toutes invariablement la nécessité de passer de l’homme à Dieu, dont l’attitude salvifique à l’égard de l’homme est alors déterminée par une obéissance d’esclave à Sa volonté. Elles ignorent que Dieu aime toutes ses créatures, sans discrimination, jusque et y compris le diable, du même amour ; elles ne savent pas que Dieu était et demeure l’ami de tous les hommes, et que c’est l’homme et non pas Dieu qui a besoin de réconciliation, c’est-à-dire de soins appliquées à la partie de sa personnalité qui ne fonctionne pas bien.





d) Le Corps du Christ


Une thèse fondamentale de saint Paul aussi bien que de saint Jean, c’est que le Christ est venu avec le Saint Esprit et le Père après Sa Résurrection et Son Ascension et qu’Il revient habiter dans les fidèles. Compte tenu de la relation de Luc à Paul, l’événement pentecostal rapporté par le premier a très probablement en arrière-fond une ecclésiologie paulienne.
Toutefois, pour la question capitale du « parler en langues », c’est bien Luc qui est devenu la clef de Paul, et non l’inverse.
Il vaut de noter que les épîtres de Paul sont adressés à ceux qui ont déjà été initiés aux mystères de l’Eglise. L’Evangile de Jean est un catéchisme post-baptismal, destiné à ceux qui ont déjà l’Esprit. Celui de Luc, au contraire, tout comme ceux de Marc et de Matthieu, sont des catéchismes pré-baptismaux, et les Actes s’adressent à un public non initié à la vie ésotérique en Christ. Toutefois, Luc ayant été disciple et compagnon de Paul, ses écrits supposent et reflètent cette vie secrète en Christ.

Pour Jean, la venue du Saint Esprit réalise ce que le Christ promet en disant qu’Il préparera une place où, lorsqu’Il reviendra, Il recevra Ses disciples avec Lui, de sorte qu’ils soient là où Il est (Jean 14, 2-3). Par l’intercession du Christ, le Père donnera à Ses disciples un autre consolateur qu’ils connaissent parce qu’Il habite en eux et qu’Il sera en eux (Jean 14, 16-17). En ce jour, les disciples sauront que le Christ est dans le Père et qu’ils sont en Christ et Lui en eux (Jean 14, 20). Ils verront le Christ parce qu’Il vit et qu’ils vivront (Jean 14, 19). Le Christ apparaîtra à celui qui L’aime (Jean 14, 21). Le Christ et Son Père viendront à lui et Ils feront leur demeure en lui (Jean 14, 23). Quand l’Esprit viendra, Il leur enseignera toutes choses et leur rappellera tout ce que Lui, le Christ, leur a dit (Jean 14, 26). Lorsque l’Esprit de Vérité viendra, envoyé par le Christ de la part du Père, Il rendra témoignage du Christ, et les disciples aussi rendront témoignage, parce qu’ils sont avec Lui depuis le commencement (Jean 15, 26-27). Quand l’Esprit de Vérité viendra, Il conduira les disciples dans toute la vérité, car Il ne parlera pas de Lui-même, mai Il dira tout ce qu’Il aura entendu et Il leur annoncera les choses à venir. Il glorifiera le Christ, parce qu’Il recevra ces choses du Christ, et les annoncera aux disciples. Le Christ dit cela parce que tout ce que le père a est à Lui, le Christ. C’est pourquoi l’Esprit de Vérité prendra de Lui et l’annoncera aux disciples. Puis le Christ répète que dans un peu de temps les disciples ne Le verront plus, mais qu’après encore un peu de temps, ils Le verront de nouveau (Jean 16, 13-16). Vient alors ce passage, sommet des chapitres 14 à 17 : « Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient aussi avec moi, afin qu’ils voient ma gloire, la gloire que tu m’as donnée, parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde » (Jean 17, 24).
Pour Jean, l’envoie du Saint Esprit par le Christ présuppose, comme sa condition absolue, l’Ascension de la nature humaine du Sauveur ; de même chez Luc, et donc aussi chez saint Paul.
« Maintenant je m’en vais vers Celui qui m’a envoyé… il vous est avantageux que je m’en aille. Car si je ne m’en vais pas, le Consolateur ne viendra pas vers vous ; mais, si je m’en vais, je vous L’enverrai » (Jean 16, 5-7).
Jean ne confond pas les apparitions du Christ survenues après la Résurrection, avec Son retour à la Pentecôte, dans Son Esprit, comme en témoigne clairement les paroles qu’il a rapportés, du Christ à Marie Madeleine :
« Ne me touches pas ; car je ne suis pas encore monté vers mon Père ».
Mais dans les apparitions qui suivent, le Christ dit à Thomas de mettre sa main dans Son côté. Thomas crut par la vue plutôt que par l’attouchement : « Parce que tu m’as vu, tu as cru » (Jean 20, 29).

Le lieu où habite celui qui aime le Père dans le Christ est la nature humaine du Christ, Temple naturel du Logos, et gloire naturelle que le Christ, en tant que Verbe, reçoit du Père et partage par nature avec le Saint Esprit. Devenir membre du Corps du Christ, c’est devenir temple de Dieu et, en même temps, demeurer en Dieu comme en son temple. La Pentecôte est la naissance de l’Eglise, parce que la nature humaine du Christ est présente et unie par la grâce à chaque membre de Son Corps : non qu’il y ait une partie du Christ dans chacun, mais au contraire, le Christ tout entier dans chaque membre, par la grâce. Le Christ est parti afin de pouvoir revenir dans le Saint Esprit, dans une nouvelle présence de Sa nature humaine qui, comme la gloire incréée de Dieu, se divise indivisiblement dans la multitude des fidèles, de sorte que le Christ est présent et uni par la grâce à chacun des membres de Son Corps. En même temps, le Corps du Christ reste un, si bien que Ses membres sont un les uns avec les autres, dans la gloire et le règne (basileia) de la Sainte Trinité.
D’après les Actes des Apôtres, le Christ dit à Ses disciple avant Son ascension, qu’ils seraient sous peu baptisés dans le Saint Esprit (Actes 1, 5 ; cf Matt. 3, 12). Lors de la Pentecôte, « des langues de feu apparurent et se posèrent sur chacun d’eux et ils furent tous remplis du Saint Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait d’annoncer » (Actes 2,1). Vu le lien qui existe, comme nous l’avons dit, chez Jean, entre la venue du Saint Esprit et la nouvelle apparition du Christ à Ses disciples, et compte tenu de Ses apparitions effectives survenues après la Pentecôte, par exemple à Etienne (Actes 7, 55-56) et à Paul (Actes 9, 3 et suiv. ; 22, 6 et suiv., 17 et suiv.), il n’est pas interdit de penser -et il est même tout-à-fait probable- que la promesse du chapitre un des Actes (1, 11) se réalise dans la Pentecôte, au chapitre deux (Actes 2, 1 et suiv.). Durant l’ascension du Christ, deux hommes vêtus de blanc apparurent aux Apôtres et leur dirent que le Christ reviendrait « de la même manière que vous L’avez vu allant au ciel ».

Quoi qu’il en soit, le fait de parler en d’autres langues ne doit pas être confondu avec celui d’ «annoncer» (apophtheggesthai). « L’annonce» dont il est question dans les Actes (2, 4) signifie la prophétie, comme il ressort clairement de tout le discours de saint Pierre (Actes 2, 14 sqq.). Chaque personne reçoit d’abord le don de la langue dans le cœur et ensuite est inspirée dans son intelligence pour comprendre les prophètes et le Christ afin de prophétiser. Ces distinctions sont claires chez Paul et il serait invraisemblable qu’elles n’aient pas été familières à Luc. Une fois qu’on reçu le don de langue, l’Esprit peut éventuellement, mais non pas nécessairement, créer des situations semblables à celles des Actes (2, 6-13).


En tout cas, le baptême de l’Esprit est identique au don des langues et se distingue nettement du baptême d’eau. Paul fut d’abord glorifié en voyant le Christ en gloire et ensuite seulement, baptisé (Actes 9, 18 ; 22, 16). Il n’est pas dit quand il reçut le don des langues, quoiqu’il soit précisé qu’il l’avait. Les douze disciples d’Apollos qui avait reçu le baptême de repentance de Jean, furent « baptisés au nom du Seigneur Jésus, et lorsque Paul leur eut imposé les mains, le Saint Esprit vint sur eux, et ils parlaient en langues et prophétisaient » (Actes 19, 5-6). Corneille le centurion et ses compagnons furent, eux, d’abord baptisés de l’Esprit en recevant le don des langues dans ou par la glorification, puis baptisés d’eau quand Pierre eut constaté qu’il ne pouvait plus s’y opposer. « Comme Pierre prononçait encore ces mots, le Saint Esprit descendit sur tous ceux qui écoutaient la parole. Tous les fidèles circoncis qui étaient venus avec Pierre furent étonnés de ce que le don du Saint Esprit était aussi répandu sur les païens, car ils les entendaient parler en langues et glorifier Dieu. Alors Pierre dit : "Peut-on refuser l’eau du baptême à ceux qui ont reçu le Saint Esprit aussi bien que nous ?" (Actes 10, 44-47). Pierre justifie son action en rappelant ce que le Christ avait dit avant Son ascension à propos du baptême du Saint-Esprit (Actes 1, 5) et conclut : « Si Dieu leur a accordé le même don qu’à nous… qui étais-je, moi, et quel pouvoir avais-je pour m’opposer à Dieu ? » (Actes 11, 17). Le terme grec traduit par «même» est ici le mot isên, qui signifie aussi «égal». Ainsi donc, le don reçu dans ce passage n’est pas seulement le même qu’à la Pentecôte, mais il lui est égal. Cette notion d’égalité est le point central des disputes qui avaient lieu à Corinthe, où beaucoup de fidèles pourvus seulement du don des langues se croyant égaux aux autres, sans comprendre que ce n’est le cas que lorsque «les langues» sont précédées ou suivies de la glorification, dans la mesure où, durant la vision de Dieu, tous les charismes sont abolis, hormis l’amour.


Ce baptême de l’Esprit qui aboutit au don des langues, et qui s’accompagne normalement du charisme de prophétie, est évidement à l’origine de la chrismation, ce mystère qui fait devenir membre du Corps du Christ et temple de Dieu.

Il semble que, pour saint Paul, il faille au minimum le don des langues pour être membre du Corps du Christ. C’est lui qui est au fondement, non de la seule prophétie, mais de tous les charismes. Au-dessous de ceux qui parlent en langues se trouvent les « hommes du peuple » (idiôtai) et les « non-fidèles » (apistoi). Ils ne sont ni membres du Corps du Christ, ni pourvus de charisme.
Les idiôtai ont leur place dans l’assemblée et disent amen au moment voulu pendant les prières (1 Cor. 14, 16). Le fait qu’ils disent amen aux prières d’action de grâces signifie qu’ils avaient probablement reçu le baptême d’eau et attendaient la venue du Saint Esprit dans leur cœur, c’est-à-dire le don des langues ; il se peut qu’ils aient pris part à la communion eucharistique, comme les Apôtres avant la Pentecôte. C’était, à l’évidence, les laïcs baptisés de la communauté apostolique.
Les apistoi, ceux qui n’avaient pas la foi, sont sûrement les catéchumènes d’origine païenne, qu’il était impossible de traiter comme les Juifs. Les Juifs étaient toujours considérés comme fidèles, tant qu’ils n’avaient pas complètement rejeté le Seigneur de Gloire incarné.

Ceux qui ont les charismes dont parle la première épître au Corinthiens (1 Cor. 12, 4-10), -charismes qui comprennent les diaconiai (ministères) et les energêmata (opérations) énumérés ici, aux versets 4-10, comme le montrent les versets 28-31 du même chapitre, et les dons cités dans le dernier passage- sont tous les membres du clergé, classés selon leurs dons spirituels et non selon leur rôle liturgique strict ou leur ordination. C’est Dieu qui les appelle directement et leur donne le don de la prière en langue, après qu’ils ont été convenablement préparés par un père spirituel. Paul dit que les Corinthiens peuvent avoir plusieurs maîtres en Christ, mais non plusieurs pères. « C’est moi qui vous ai engendrés en Jésus Christ par l’Evangile. » (1 Cor. 4, 14-15). Toutefois, Paul rend grâces à Dieu de ce qu’il n’a baptisé aucun d’entre eux, à peu d’exceptions près (1 Cor. 1, 14, 16).
Cela signifie que Paul les a faits naître au royaume des charismes dont la parole en langue ou la prière en langue est le fondement premier. En d’autres termes, les charismes sont le produit du baptême du Saint Esprit et le signe de l’appartenance au Corps du Christ. « Nous avons tous, en effet, été baptisés dans un seul Esprit » (1 Cor. 12, 13). Il s’agit clairement ici du baptême de l’Esprit. Toute la suite montre que le Corps du Christ ne comprend que ceux qui ont reçu un tel baptême.

Comme dans les Actes, le fait de parler en langues est, chez Paul, un signe fondamental du baptême de l’Esprit. Mais, dans deux passages -1 Cor. 12, 10 et 12, 28-30- les «genres de langues» (genê glossôn) semblent à première vue séparés des charismes plus élevés, ce qui donne l’impression que l’Eglise pourrait s’en passer. Cependant, l’affirmation que «tous ne parlent pas en langues» (1 Cor. 12, 30) ne veut pas dire que ceux qui ont des charismes plus élevés ne le font pas, mais bien que les « hommes du peuple » et les « non-fidèles » ne parlent pas en langues, comme cela ressort de 1 Cor. 14, 16, 23, 24. Lorsque Paul énumère ceux que Dieu établit dans l’Eglise, il commence par les Apôtres qu’il place au premier rang, et finit par les « genres de langues », qu’il met au dernier (1 Cor. 12, 28). Les « hommes du peuple » (idiôtai) ne sont pas comptés, pas plus ici que dans l’explication de l’ordonnance de l’assemblée de 1 Cor. 14, 26 sqq. La raison en est qu’ils n’ont pas encore le don du Saint Esprit priant incessamment en eux et donc n’ont pas été placés par Dieu dans le Corps du Christ.

Il est clair, d’après ce que saint Paul dit de lui-même, que les charismes les plus élevés impliquent les inférieurs, mais non l’inverse. « Je rends grâces à Dieu de ce que je parle en langues plus que vous tous ; mais, dans l’église, j’aime mieux dire cinq paroles avec mon intelligence, afin d’instruire aussi les autres, que dix mille paroles en langue » (1 Cor. 14, 18-19). Cela ne veut pas dire que saint Paul, quand il est dans l’église, ne prie pas en langue, c’est-à-dire par l’Esprit ; mais que dans l’église, il se considère également obligé de prier aussi avec son intelligence pour l’édification d’autrui. « Je prierai par l’esprit, mais je prierai aussi avec intelligence » (1 Cor. 14, 15).


Par « genre de langues », saint Paul entend évidement la prière, la récitation des psaumes, et le chant des hymnes et odes spirituelles (Eph. 5, 18-20). Ainsi certains ont « des genres de langues » et d’autres ont en plus « l’interprétation des langues » (1 Cor. 12, 10, 29). « Aspirez aux dons spirituels, mais surtout à celui de prophétie… Je désire que vous parliez tous en langues, mais encore plus que vous prophétisiez, car celui qui prophétise est plus grand que celui qui parle en langues, à moins que ce dernier n’interprète, pour que l’Eglise en reçoive de l’édification » (1 Cor. 14, 1, 5). Comme dans les Actes, l’existence de la prophétie résulte ici du don de langue, mais ce dernier ne donne pas toujours la prophétie. Il n’est dit nulle part que Corneille et ses compagnons aient prophétisé, quoiqu’ils parlassent en langue, parce qu’ils avaient été glorifiés. Toutefois, le parler en langue peut s’épanouir en interprétation plutôt qu’en prophétie, et ces deux derniers charismes sont égaux.


Cependant, en dépit de cette égalité, les prophètes ont plus d’importance. Outre que leur charisme se trouve mis au dernier rang de la liste, ceux qui parlaient ou priaient simplement en langues se voyaient, par Paul, quasiment réduits, dans l’Eglise, à un silence plus propre à des « hommes du peuple ». Ceux qui parlent seulement en langues doivent garder le silence et avoir pour porte-parole les interprètes, qui parleront chacun pour deux ou trois d’entre eux à tour de rôle. « S’il n’y a pas d’interprète, qu’il se taise dans l’Eglise, mais qu’il parle à lui-même et à Dieu » (1 Cor. 14, 27-28). En d’autres termes, il doit continuer à prier par langue inaudiblement, et laisser les autres diriger le culte de tout le corps des fidèles et dispenser l’instruction par l’usage qu’ils font de leur intelligence laquelle, en ce cas, transmet ses pensées dans les mots de la bouche et de la langue créées.

Le groupe de ces fidèles dont la formation spirituelle n’avait pas dépassé le charisme de la prière en langues, encore dite « prière par l’Esprit », paraît bien avoir été la source principale des désordres de l’Eglise de Corinthe. Ils devaient former une majorité, qui avait imposé, de façon démocratique, la pratique de la prière inaudible en langue comme prière collective dans l’église, afin de démontrer leur égalité à tous. S’ils n’interprétaient ni ne prophétisaient, c’est, très probablement, en raison de leur inculture, qui les rendaient incapables d’exposer leur expérience –authentique il est vrai–, de façon cohérente, concise et ordonnée. C’était, à n’en pas douter, des païens convertis pour la plupart, qui n’étaient ni au fait des usages de la synagogue, ni familiarisés avec le monde de l’Ancien Testament. Le degré le plus haut qu’ils aient pu ou voulu atteindre c’était, pour beaucoup d’entre eux, l’interprétation ou l’enseignement de la prière à autrui. Parmi eux, naturellement, beaucoup de femmes : et c’est l’occasion, pour Paul, d’appliquer un principe éprouvé de la vieille sagesse rabbinique. Le charisme de l’interprète était évidemment nécessaire pour maintenir ce groupe silencieux dans l’Eglise. La remarque « s’il n’y a pas d’interprète » semble indiquer qu’on désignerait des interprètes lorsque ce groupe serait ramené à l’obéissance.

L’irritation très sensible de saint Paul vient de ce qu’un groupe de charismatiques corinthiens avait, sans aucun doute, convaincu les autres fidèles riches de cette grâce, de mener le culte collectif sans donner d’expression sonore à la prière que le Saint Esprit disait dans leur cœur. Pour Paul, cette prière est, en soi, une bonne chose. « Tu rends, il est vrai, d’excellentes actions de grâces, mais l’autre n’est pas édifié » (1 Cor. 14, 17). « Si tu bénis par l’Esprit, comment celui qui est au rang de l’homme du peuple répondra-t-il : Amen ! à ton action de grâces, puisqu’il ne sait pas ce que tu dis ? » (1 Cor. 14, 16). Il est clair que « prier en langue » et « prier par l’Esprit » sont des termes interchangeables.

Saint Paul traite des différentes sortes de sons qui existent dans le monde, aussi bien celui des choses sans vie comme les flûtes, harpes, et trompettes, que ceux produits par l’homme. Que Paul parle ici des sons mêmes, dans leur retentissement, et non de sons confus qu’on comprend pas, ressort assez clairement de l’expression adêlos phonê qu’il emploie en 1 Cor. 14, 8 et qui signifie «bruit caché» ou «son non-manifesté». Au verset 9 du même chapitre 14, Paul parle de l’impossibilité de comprendre un discours qui n’est pas transmis par des mots formés par la langue. Il poursuit en disant : « Tels sont, s’il n’en est d’autres encore, les diverses espèces de sons qu’on trouve dans le monde, et aucun n’est muet. Si donc je ne connais pas la valeur du son (tên dunamin tês phonês), je serai un barbare pour celui qui parle, et lui le sera pour moi » (1 Cor. 14, 10-11).
Le fait même que certains Corinthiens parlaient en langues, mais sans expliquer ni prophétiser, prouve de façon décisive que cette parole en langues n’est pas l’annonce (apophtheggesthai) dont il est question dans les Actes (2, 1 et suivants). D’autre part, Paul ne donne pas la moindre indication qui puisse faire supposer que ceux qui avaient reçu le don des langues aient éprouvé de la difficulté à se comprendre entre eux. Il semble que seuls les idiôtai (homme du peuple) et les apistoi (non-fidèles) n’aient pas pu participer à ce qui se passait alors. Toutefois, quand tout le corps des charismatiques se met à prophétiser, alors, aussi bien les «hommes du peuples» que les «non-fidèles» voient qu’eux-mêmes et les secrets de leur cœur sont dévoilés par un examen attentif (1 Cor. 14, 20). C’est là le diagnostic dont nous parlions ci-dessus. Ils acquièrent la certitude que les prophètes ont véritablement Dieu en eux-mêmes. La confiance qu’ils ont dès lors en eux et leur soumission à la thérapie de ces pères spirituels les conduit à l’adoption dans l’Esprit et l’union au Corps du Christ, c’est-à-dire, au don des langues.
Ainsi, un diagnostic de la maladie spirituelle dont souffre le cœur, effectué par des thérapeutes ayant le discernement des esprits (1 Cor. 12, 10) est, pour chacun, le point de départ le plus indispensable pour recevoir la thérapie de la prière du Saint Esprit dans le cœur, laquelle seule fait comprendre les choses qui concernent le Christ et Son Corps, l’Eglise. Voilà pourquoi, « les langues sont un signe, non pour ceux qui ont la foi, mais pour ceux qui n’ont pas la foi, tandis que la prophétie est un signe, non pour ceux qui n’ont pas la foi, mais pour ceux qui ont la foi » (1 Cor. 14, 22). Autrement dit, les langues ne sont pas un signe pour ceux qui ont le don de la foi intérieure dans leur cœur, puisqu’ils ont eux-mêmes le don des langues, mais pour ceux qui en sont dépourvus. La prophétie, au contraire, est un signe non pour ceux qui n’ont pas cette foi, puisqu’ils n’ont pas le don des langues qui seul rend capable de prophétiser et de comprendre la prophétie, mais pour ceux qui ont la foi, parce qu’ayant le don des langues, ils comprennent la prophétie. On doit donc commencer par la foi extérieure, en acceptant l’autorité ou la compétence du thérapeute. Quant à rester dans l’état de celui qui prie et récite des psaumes dans le cœur sans progresser au moins jusqu’à l’interprétation qui édifie les autres, c’est là étouffer toute croissance spirituelle, et cette attitude ne saurait conduire à l’amour qui ne cherche pas son propre intérêt. « C’est pour cela qu’il y en a beaucoup parmi vous qui sont faibles et malades et qu’un grand nombre sont endormis » (1 Cor. 11, 30).
Le fait de parler en langues n’est pas un phénomène particulier à Corinthe. Saint Paul parle aux Romains du culte en intellect (logikên latreian) et de la transformation qui advient par le renouvellement de l’intellect (Rom. 12, 1-2). Comment ce renouvellement est-il possible ? Par la libération de l’intellect qui s’affranchit de la loi résidant dans nos membres, laquelle lutte contre celle que l’intellect accepte, et nous retient captifs de la loi du péché (Rom. 7, 23). « Ainsi donc, je me rends moi-même, par l’intellect, esclave de la loi de Dieu, et par la chair esclave de la loi du péché. Il n’y a donc maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus Christ, parce que la loi de l’Esprit de vie en Jésus Christ m’a libéré de la loi du péché et de la mort » (Rom. 7, 25 - 8, 1-2). « Mais si Christ est en vous, le corps, il est vrai, est mort à cause du péché, mais l’Esprit est vie à cause de la justice » (Rom. 8, 10). « Car tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu, car vous n’avez point reçu un esprit de servitude, pour être encore dans la crainte ; mais vous avez reçu un Esprit d’adoption, dans lequel nous crions : Abba ! Père ! Cet Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfant de Dieu » (Rom. 8, 14-16). En d’autres termes, chacun sait qu’il a été justifié et adopté dans le Christ par l’Esprit lorsqu’il entend la prière de l’Esprit parler incessamment dans son cœur.
Que cette loi de l’Esprit de vie en Christ est bien le don des langues de la première aux Corinthiens et des Actes, ressort clairement du point majeur de l’exposé paulien. « Car nous ne savons pas ce qu’il nous convient de demander dans nos prières, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements silencieux (stenagmois alalêtois). Mais Celui qui sonde les cœurs connaît quelle est la pensée de l’Esprit, parce que c’est selon Dieu qu’Il intercède en faveur des saints » (Rom. 8, 26-27). Autrement dit, être membre du Corps du Christ, c’est avoir ce don des langues. « Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne Lui appartient pas » (Rom. 8, 9). On voit pourquoi saint Jean appelle le Saint Esprit «un autre parakletos», mot qui signifie littéralement «avocat» ou «intercesseur».

L’un des passages les plus frappants sur les genres de langues (génê glossôn) est peut-être celui-ci (Ephésiens 5, 18-20) : « Mais soyez remplis de l’Esprit, parlant en vous-mêmes (laloutes eautois –c’est le eautô dé laleito kai tô Théô "qu’il parle à lui-même et à Dieu" de 1 Cor. 14, 28) dans les psaumes, dans les hymnes et dans des odes spirituelles, chantant et psalmodiant 1 dans votre cœur pour le Seigneur, rendant continuellement grâces pour touts choses à Dieu le Père 2, au nom de Notre Seigneur Jésus Christ ». Ce passage représente, à coup sûr, une amplification de la phrase : « Je psalmodierai par l’Esprit » (1 Cor. 14, 15), récitation que l’on doit distinguer de l’autre : « Je psalmodierai avec l’intelligence » (ibid.). Enfin, ce texte reflète aussi clairement ce que Paul nous dit de lui-même dans 1 Cor. 14, 18 et témoigne encore du caractère incessant des genres de langues (génê glossôn).

A la lumière de ce qu’on vient de lire, s’éclairent ces paroles de l’épître aux Thessaloniciens : « Soyez toujours joyeux, priez sans cesse, à tout instant rendez grâces. Car telle est la volonté de Dieu pour vous en Jésus Christ. N’éteignez pas l’Esprit, ne méprisez pas les prophéties, mais éprouvez tout, retenez ce qui est bon, abstenez-vous de toute espèce de mal » ( Thess. 5,16-21). Ce morceau résume tout ce que nous avons vu jusqu’ici.

1. Grec : psallontes ; autres traductions : « récitant des psaumes » (Romanides) ; « célébrant les louanges » (Segond).
2. Romanides traduit ici littéralement l’expression grecque qui signifie : « Dieu qui est aussi Père », le « Dieu-et-Père ».
3. Grec : en panti : en toutes choses et à toute heure.



C’est donc la loi de l’Esprit de vie en Christ qui, loin de s’opposer à la Torah créée, en rend l’accomplissement possible. On saisit ainsi pourquoi les Pères n’ont pas restreint l’Ancien Testament à la Loi, ni conçu le Nouveau simplement comme la grâce. La foi pour Paul ne se réduit pas à l’acceptation des dogmes, mais elle est encore le don des langues dans le cœur. Les mêmes notions sous-tendent, sans aucun doute, l’épître de Paul aux Galates.
« La loi a été notre pédagogue pour nous conduire au Christ quand nous étions enfants, afin que nous fussions justifiés par la foi. La foi étant venue, nous ne sommes plus sous le pédagogue comme le sont les enfants » (Gal. 3, 24). Paul n’oppose pas ici, comme des moments historiques, l’Ancien au Nouveau Testament, dans les termes d’une loi supposée abolie par la grâce lors de la venue du Christ. Non, il parle de choses contemporaines, et distingue les catéchumènes, qui sont sous la pédagogie de la loi, d’avec ceux qui ont reçu le baptême de l’Esprit. Les Galates, en tant qu’enfants spirituels, étaient sous la pédagogie de la Torah ; mais maintenant qu’ils ont reçu le baptême de l’Esprit, ils ne sont plus idiôtai (homme du peuple) ni apistoi (non-fidèles), parce qu’ils ont en leur cœur la loi incréée de l’Esprit Saint du Christ. La foi n’est pas ici simple croyance ou confiance dans le Christ, mais foi intérieure, qui se manifeste comme don des langues. « Car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus Christ, parce que vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ… Et parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de Son Fils, lequel crie : Abba, Père, de sorte que tu n’es plus un esclave, mais un fils ; et si tu es un fils, tu es donc aussi un héritier par le Christ » (Gal. 3, 26-27 ; 4, 6-7). Justification par la foi, don des langues, baptême en christ, réconciliation et adoption : autant de mots pour une seule et même réalité.

C’est à l’intérieur de ce royaume de la vie en Christ qu’il n’y a plus « ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car vous êtes tous un en Jésus Christ » (Gal. 3, 28). Atteint le niveau de la prière en langues et de la prophétie, tous sont un en Christ. C’est pourquoi nous lisons : « Tout homme qui prie ou qui prophétise » et « toute femme qui prie ou qui prophétise » de 1 Corinthiens 11, 4-5.

Toutefois, les hommes doivent prier la tête découverte et les femmes la tête couverte, parce que « la tête de l’homme est le Christ, mais celle de la femme est l’homme, et celle du Christ est Dieu » (1 Cor. 11, 3). Etant donné qu’on prophétise pour édifier autrui (1 Cor. 14, 3) et l’Eglise (1 Cor. 14, 4), on s’attendrait à ce que les femmes prophétisent dans l’église aussi. « Car vous pouvez tous prophétiser successivement, afin que tous soient instruits et que tous soient réconfortés » (1 Cor. 14, 31). Paul toutefois défend aux femmes de prendre la parole dans l’Eglise (1 Cor. 14, 34-36). D’autre part, quand il dit que les femmes doivent prophétiser la tête couverte, il semble bien parler de leur tenue durant les assemblées ecclésiales.

L’égalité des femmes et des hommes dans la prophétie réalise à la lettre la prédiction de l’Ancien Testament, rapportée par Pierre dans son discours du jour de la Pentecôtes (Actes 2, 17).

Les prophètes mentionnés dans Ephésiens 2, 20 ne sont bien évidemment pas ceux de l’Ancien Testament, mais les prophètes de l’Eglise, comme dans Ephésiens 3, 5. Le Christ «n’a pas été manifesté aux fils des hommes dans les autres générations, comme Il a été révélé maintenant par l’Esprit à Ses saints apôtres et prophètes ». Ce mot rappelle, semble-t-il, clairement que les prophètes, qui tenaient la seconde place dans l’Eglise, juste après les Apôtres (1 Cor. 12, 28), devaient leur rang au fait que le Christ s’était révélé à eux en gloire, comme Il s’était révélé aux Apôtres. Autrement dit, ce n’est pas seulement en vertu du don des langues qu’ils prophétisaient, mais parce qu’ils avaient en outre été glorifiés en Christ par l’Esprit. Exposant l’idée que tous les membres du Corps du Christ ne sont pas un seul et même membre, Paul conclut par ces mots : « Si un membre est glorifié, tous les membres se réjouissent avec lui, car vous êtes le Corps du Christ et vous êtes Ses membres, chacun pour sa part. Et Dieu a établi dans l’Eglise premièrement des apôtres, secondement des prophètes, troisièmement des docteurs… » (1 Cor. 12 26-28). A la lumière du passage de l’épître aux Ephésiens 3, 5, cela signifie que les prophètes étaient appelés de la même manière que les Apôtres.


C’est évidemment dans un tel contexte qu’il faut comprendre les versets suivant (Ephésiens 2, 19 sqq) : « Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors ; mais vous êtes concitoyens des saints, gens de la maison de Dieu. Vous avez été édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus Christ lui-même étant la pierre angulaire… »

Devant nos yeux se dresse ainsi une échelle de la perfection, qui culmine dans l’amour qui ne cherche pas son propre intérêt (1 Cor. 13,5) et qui, seul, ne périt jamais (1 Cor. 13, 8), au temps où tous les charismes sont abolis par la venue du parfait, c’est-à-dire de la glorification, ou vision de Dieu dans la rencontre face à face du Christ en Gloire (1 Cor. 13, 10-12). Cependant, quand cet état est passé, l’amour subsiste avec la foi, l’espérance et les charismes qui les accompagnent.

Ce qu’on appelle à présent «ecclésiologie eucharistique» est un phénomène de structure qui a pris naissance dans le contexte de la réalité du Corps du Christ telle que Paul l’envisage. Au cœur de cette structure se trouvait le diagnostic de la maladie du cœur et son traitement par les charismes dont la prière du Saint Esprit dans le cœur était la condition nécessaire, et la glorification le fondement ultime. Tant que la communauté locale fut le Corps du Christ, au sens de saint Paul, l’«ecclésiologie eucharistique» n’était rien d’autre que son expression structurelle normale et naturelle. Toutefois, ce cœur de l’assemblée locale s’affaiblit graduellement et la structure de l’Eglise évolua en conséquence, selon la volonté directrice de ceux qui, de génération en génération, se transmettait la tradition de la prière du Saint Esprit dans le cœur, car c’est elle qui constitue le cœur de la tradition des Apôtres et de la succession apostolique.

Le clergé est censé être élu d’entre les fidèles, c’est-à-dire que ses membres sont pris parmi les personnes en état de glorification ou d’illumination. L’élection constitue une reconnaissance de la qualité de maître spirituel atteinte par le fidèle. Le processus historique qui a rendu possible que certains patriarches et métropolites aient ordonné des évêques qui n’avaient pas atteint l’expérience spirituelle que les dogmes indiquent, mais dont ils ne peuvent exprimer le mystère, ce processus a été décrit par saint Syméon le Nouveau Théologien (mort en 1042), lequel est reconnu comme l’un des plus grands parmi les Pères. Ce qui signifie que son analyse historique fait partie intégrante de la conscience de l’Eglise, de la façon dont elle se comprend elle-même.

Dans un ouvrage consacré à la confession et autrefois attribué à saint Jean Damascène, saint Syméon explique comment des gens qui, dans une période antérieure, auraient été laïcs dans l’Eglise, commencèrent à se faire ordonner à l’épiscopat en simulant l’illumination qu’ils n’avaient pas. Ces gens non-illuminés sont la cause de l’apparition des hérésies à l’intérieur de l’Eglise. Ce qui ne veut néanmoins pas dire qu’on est orthodoxe parce qu’on n’introduit pas de nouveaux dogmes ; mais bien parce qu’on est illuminé. Incapables de trouver des candidats ainsi illuminés, ou leur préférant des indignes, certains patriarches et métropolites ordonnèrent des évêques qui n’étaient pas en l’état d’illumination. Au lieu de cet état, ils «se contentèrent d’exiger d’eux la récitation écrite du Credo de la foi et se tinrent satisfaits qu’ils n’aient ni zèle pour le bien, ni querelle avec personne pour le mal, préservant dans ces limites la paix de l’Eglise, chose alors pire que toute haine et qu’un immense désordre» (Migne, PG 95, 300).

Pour qui sait voir, chez saint Syméon se révèle au jour le conflit séculaire qui oppose, d’une part, la tradition apostolique du diagnostic et de la thérapie, et, de l’autre, ceux qui voudraient réduire le salut à la confiance et à la foi dans les dogmes, et aux mérites des bonnes œuvres et de la moralité.

Quelles qu’aient été les raisons réelles de l’essor du monachisme, c’est la prière du Saint Esprit dans le cœur qui en devint le cœur et l’âme. Dès le début de sa Vie d’Antoine, saint Athanase nous apprend qu’ «il était constamment en prière, sachant que l’homme doit prier secrètement sans cesse» (Chap.3). Saint Jean Cassien nous enseigne que la prière permanente est la pratique usuelle de «tout moine qui progresse pour atteindre au souvenir perpétuel de Dieu… » (Conférences, X, 10).

Cette tradition était très vivante dans les royaumes mérovingiens. Toutefois, l’épiscopat fut, à cette époque, transformé en une courroie de transmission administrative au service des rois franks. Ainsi, quoique Grégoire de Tours fût un grand admirateur de Cassien, de Basile le Grand et de leurs descendants spirituels de Gaule, il ne comprenait pas la véritable nature de l’occupation à laquelle ils se livraient. Décrivant la vie de Patrocle le reclus, Grégoire écrit que sont « ordinaire se composait de pain trempé d’eau et parsemé de sel. Durant son sommeil, ses yeux n’étaient jamais fermés. Il priait sans cesse, ou s’il s’arrêtait de prier un moment, il passait son temps à la lecture ou à l’écriture » (Histoire des Franks, V, 10). Grégoire pense que, pour prier sans cesse, on devrait, en quelque sorte, rester toujours éveillé. De même, comme on savait que Patrocle occupait un certain temps à lire et à écrire, Grégoire en conclut qu’il lui fallait cesser de prier à ces moments-là. Son affirmation que les yeux de Patrocle « durant son sommeil n’étaient jamais fermés » est parfaitement invraisemblable. Ce n’est que dans l’état de glorification que Patrocle ne dormait pas. Mais alors, il ne mangeait pas non plus de pain ni ne buvait d’eau, et, plus remarquablement encore, cessait même de prier durant cet état («les langues cessent», glôssai paùsontai – 1 Cor. 13, 8). En dehors des moments où il se trouvait dans cet état de gloire, il priait sans cesse, qu’il fût éveillé ou endormi, et qu’il s’occupât à lire ou à écrire.


e) Prophétie et Théologie.


Les observations que nous avons pu faire jusqu’ici inclinent fortement à penser que ce qui s’appelle chez Paul «prophétiser» et «devenir un prophète» est analogue, sinon identique, à ce qu’on trouve dans la tradition patristique sous le nom de « théologie » et de « théologien ». La disparition du terme de prophète et prophétie est peut-être due à la fixation du canon du Nouveau Testament, à la prédominance des termes de prêtre et d’évêque, et au fait que l’expérience de la glorification se faisant plus rare, les prophètes aussi diminuaient, et le don des langues, en conséquence, se raréfiait aussi. Cependant, la réalité des dons des langues et de la glorification ne disparut pas ; ils furent particulièrement préservés au sein du mouvement monastique, qui devint le centre principal de cette tradition et fournit à l’Eglise ses métropolites, ses archevêques, et finalement jusqu’à ses évêques.


La première épître aux Corinthiens, dans ses chapitre douze à quatorze –et surtout 14, 26sq– nous introduit dans l’école théologique de l’Eglise des Apôtres. Ce fut elle qui forma les Pères de l’Eglise. Souvenons-nous du principal argument que saint Grégoire le Théologien oppose aux partisans d’Eunome : que théologuer ou philosopher sur Dieu n’est permis qu’à ceux qui ont atteint la théoria, par quoi il faut entendre la prière du Saint Esprit dans le cœur, c’est-à-dire le souvenir de Dieu, interrompu de temps à autre par la glorification. Ainsi, prophétiser ou théologuer, c’est interpréter l’Ecriture sous la direction du don des langues et on devient prophète ou théologien en atteignant la glorification.


Toutefois, cette théologie est pure thérapie et signe de santé. S’élever vers la glorification sur les ailes de la prière noétique, tel est le traitement, et atteindre la glorification donne le goût de la santé et de la perfection qui commencent. En même temps, cette glorification est la révélation de toute la vérité par le Saint Esprit.

Selon les Pères, les prophètes eurent aussi la prière perpétuelle, leur route normale vers la glorification. Leur expérience pourtant n’impliquait ni participation au Corps du Christ, ni victoire perdurable sur la mort. Le don des langues de la Pentecôte n’était pas encore. Donc, le deuxième don inclut le premier, mais l’inverse n’est pas vrai. En conséquence, celui qui a le don des langues, connaît l’esprit de celui qui n’a que le don de la prière. Celui qui a le don des langues ou la prière noétique, mais sans la glorification, peut progresser dans l’intelligence de l’esprit des Prophètes. Mais celui qui n’a pas le don des langues, en est incapable. « Mais nous avons reçu l’Esprit qui vient de Dieu, afin que nous connussions les choses que Dieu nous a données gratuitement » (1 Cor. 2, 12).

C’est dans un tel contexte qu’à l’intérieur des assemblées, chaque Corinthien charismatique –doué du don des langues– exposait soit un psaume, soit un point d’instruction, ou une expérience de révélation, ou encore avait quelque chose à dire, à interpréter ou à enseigner sur le don des langues (1 Cor. 14, 26). « Pour ce qui est des prophètes, que deux ou trois parlent, et que les autres jugent ; et si à un autre, qui est assis [une signification plus exacte] vient à être révélée, que le premier [celui qui parlait] se taise. Car vous pouvez tous prophétiser successivement, afin que tous soient instruits et que tous soient exhortés. Les esprits des prophètes sont soumis aux prophètes ; car Dieu n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix » (1 Cor. 14, 29-33). Autrement dit, les prophètes savent comment il faut prophétiser, de sorte que toute instruction et tout échange entre ceux qui prophétisent, mais sans être, à proprement parler, déjà des prophètes, doivent être soumis à leur contrôle. Ce sont les glorifiés en Christ qui jugent tous les autres et ne sont jugés par personne. « Mais celui qui a l’Esprit, assurément, juge de tout, et il n’est lui-même jugé par personne. Car qui a connu la pensée du Seigneur, pour l’instruire ? Or nous, nous avons la pensée du Christ » (1 Cor. 2, 15-16). En d’autres termes, la pensée ou l’intelligence des Apôtres et des prophètes est devenue celle du Christ à cause de la glorification ; il en résulte qu’ils ne vivent plus, parce qu’ils ont été crucifiés et sont morts au péché, mais c’est le Christ qui vit en eux (Gal. 2, 18-20). Tels sont les vrais «amis de Dieu».

Que décrit donc le passage de 1 Corinthiens, 14, 26-33 ? Un échange qui porte sur l’expérience que chacun fait du Saint Esprit, et qui a lieu sous la direction des prophètes, pour l’édification et la croissance dans l’intelligence et la perfection. C’est la forme apostolique de la confession communautaire, comme il apparaît à la lecture de 1 Cor. 14, 24, où la prophétie mène à l’examen précis des idiôtai et apistoi et à la manifestation des choses cachées de leurs cœurs. Il semble à peu près assuré que la prophétie dont parle Paul et la théologie telle que les Pères la comprennent sont la même chose. Le prophète comme le théologien est formés par la purification, l’illumination et la glorification du cœur, dans lequel l’opération de l’Esprit sature et surpasse l’intelligence et les passions, transformant ainsi l’amour propre intéressé en amour désintéressé du prochain.

Trait remarquable, le Christ dont les charismatiques faisaient l’expérience à l’intérieur d’eux-mêmes et qu’ils voyaient de temps à autre par l’Esprit dans la gloire de Dieu est identique à celui qu’ils trouvaient dans l’Ancien Testament, dans la glorification des prophètes. Saint Paul, dans une remarque faite en passant, révèle toute la structure fondamentale du culte et de la foi des communautés apostoliques. « Car s’ils l’avaient connu, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de Gloire » (1 Cor. 2, 8). La façon même dont cette sentence apparaît, jetée au milieu d’un développement, et son caractère unique dans les lettres de Paul témoignent que ses lecteurs la tenaient pour évidente. On ne saurait douter ici du sens de l’expression, puisqu’un peu plus loin, Paul explique que c’est le Christ qui a conduit les Hébreux hors d’Egypte et les a soutenus durant leur séjour au désert, « car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivaient, et ce rocher était le Christ » (1 Cor. 10, 1-5). Les Galates ont reçu Paul « comme l’Ange de Dieu, comme le Christ Jésus » (Gal. 4, 14) –allusion probable à l’hospitalité offerte par Abraham à l’Ange de Gloire. Paule ne voit nullement le Christ dans l’Ancien Testament comme on ne sait quel Messie terrestre ou céleste ; mais bien comme le Seigneur de Gloire Lui-même, devenu le Messie par Sa naissance de la Vierge.

La signification précise de nom de «prophète» dans saint Paul est donc la suivante : celui qui a vu le même Seigneur de Gloire que les prophètes de l’Ancien Testament. C’est cela qui constitue la clé de l’expérience du don de prophétie et le centre du culte et de l’étude de l’assemblée paulienne des charismatiques. L’Ecriture dont ils font usage, c’est l’Ancien Testament, dans lequel, par le témoignage de leur propre expérience des langues, ils voyaient le Christ partout dans les vies des prophètes, comme le Seigneur et Ange de Gloire. S’ils avaient lu l’Ancien Testament avec les présupposés d’Augustin et de ses héritiers en théologie, il n’y aurait eu ni les ariens, ni les eunomiens, ni les Conciles Œcuméniques de l’Histoire, non parce qu’il n’y aurait pas eu d’hérétiques, mais parce qu’il n’y aurait pas eu d’ariens, d’eunomiens, ni orthodoxes. Faire de la théologie à propos d’un monothéisme abstrait qu’on s’imagine retrouver dans l’Ancien Testament, ou sur une idée philosophique de Dieu, revient à faire de l’astronomie à l’aide de son imagination au lieu d’utiliser des télescopes sous la conduite des spécialistes. A cet égard, ariens et eunomiens appartenaient à la tradition patristique et biblique de la théologie empirique, tandis qu’Augustin divague dans les sphères du mysticisme néo-platonicien et du monothéisme abstrait.

Ce qui nous montre clairement que saint Paul croyait que Dieu, en Christ, révèle par Son Esprit toute la vérité dans l’expérience de glorification, c’est ce qu’il dit quand il oppose l’enfant et l’âge adulte. « Lorsque j’étais enfants, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Quand je suis devenu homme, j’ai aboli ce qui était de l’enfant. Car nous voyons à présent au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face. A présent, je connais en partie, mais alors je serai connu comme j’ai été connu » (1 Cor. 13, 11-12). On passe donc de l’enfance soumise à la loi (Gal. 3, 24) à l’âge d’homme nourri par la foi, où l’on a le don des langues et où la loi créée se trouve remplacée par la Loi incréée dans le cœur. Durant cette période, on voit par le moyen d’un miroir, d’une manière obscure, on connaît en partie et on prophétise en partie (1 Cor. 13, 9, 12). Paul parle ici de ceux qui prophétisent simplement en vertu du don des langues. « Quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra… Alors… je serai connu comme j’ai été connu » (1 Cor. 13, 10, 12). Que veut dire ici Paul ? Que nul ne devient prophète simplement parce qu’il prophétise en vertu du don des langues (1 Cor. 12, 29). Plus haute que la prophétie se place l’abolition de la prophétie dans la glorification, qui est la venue du parfait, où le glorifié est connu comme Paul le fut par Dieu. Telle est l’expérience qui fait l’apôtre et le prophète.

Saint Paul aurait jugé absolument incongrue l’idée que l’Eglise puisse être soit conduite dans toute la Vérité, soit amenée à une meilleure intelligence de toute la Vérité, comme en témoigne ces paroles : « Et, comme il est écrit, les choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues et qui ne sont point montées au cœur de l’homme –toutes ces choses que Dieu a préparées pour ceux qui L’aiment– Dieu nous les a donc révélées par l’Esprit » (1 Cor. 2, 9-10). Selon Paul, Dieu révèle à chaque glorifié «toutes les choses» «que Dieu a préparées pour ceux qui L’aiment». En d’autres termes, «toute la Vérité» (Jean 16, 13) à laquelle ceux qui aiment Dieu sont appelés à participer.

Il semble assez sûr qu’on ne trouve nulle part, dans le Nouveau Testament, la mention d’une révélation de toute la Vérité qui serait faite à l’Eglise, ou l’idée qu’elle serait conduite à la compréhension de toute la Vérité. Toute la Vérité, la Toute-Vérité, est le Christ. Elle est révélée par Son Esprit, aussi appelé Esprit de Vérité, à ceux qui sont glorifiés dans Son Corps. Les autres membres du Corps du Christ, qui possèdent cette qualité de membres parce qu’ils ont le don de la prière incessante du Saint Esprit dans leur cœur, ne connaissent qu’en partie et ne prophétisent ou ne théologuent qu’en partie. Ce sont eux qui «voient comme dans un miroir, de manière obscure, ne connaissent qu'en partie et ne prophétisent qu'en partie» (1 Cor. 13, 12). Tous les autres fidèles du Christ sont des enfants soumis à la Loi. L'idée qu'ils puissent prophétiser ou théologuer eût paru certainement à Paul aussi absurde qu'elle l'a été aux yeux des Pères confrontés à des laïcs ou des hérétiques qui se disaient théologiens.

Puisqu'on peut, sans risque d'erreur, affirmer que le prophète représente, dans la pensée de Paul, un élément indispensable à la structure du Corps du Christ (Eph. 2, 19-22; 3, 5-6; 4, 11-13; 1 Cor. 12, 28), dont il constitue, avec les Apôtres, l'un des fondements principaux, il faut, semble-t-il, en conclure que sans les prophètes il n'y a pas d'Eglise. Ce qui est parfaitement exact, pourvu qu'on comprenne que prophète est celui qui a expérimenté la glorification qui fut celle des Apôtres. Qu'on les appelle donc prophète ou Pères de l'Eglise, cela ne fait rien à l'affaire. L'essentiel est que les êtres qui, ayant la prière continue, atteignent la glorification, sont le vrai cœur de la Sainte Tradition, car sans eux le Corps du Christ n'est pas. Que de tels Pères soient présents au sein des communautés locales ou ne se trouvent que dans des monastères ne change rien au fait qu'ils sont les seuls spécialistes capables de produire des membres du Corps du Christ. Sans eux, les mystères (les "sacrements") de l'Eglise se transforment en système de pure magie. Saint Paul ne dit nullement que le Corps du Christ s'édifie par le moyen du baptême, de la chrismation, de l’eucharistie, ou de toute chose de cet ordre, mais bien par les Apôtres et les prophètes. Ce qu’il veut dire, c’est que ces apôtres, ces pères, donnent naissance à d’autres êtres en Christ, en les préparant à recevoir la prière du Saint Esprit dans leur cœur. Ce n’est que dans ce contexte que les sacrements, baptême, chrismation, eucharistie, ordination, confession, pénitence et tous les autres, ne sont pas des tours de passe-passe.

Si l’on admet l’hypothèse que nous présentons, on voit parfaitement pourquoi, Augustin mis à part, aucun des Pères de l’Eglise n’a jamais imaginé jouer un rôle dans l’effort censément accompli par l’Eglise pour améliorer avec le passage du temps son intelligence du mystère de Dieu et de l’incarnation. La formulation du dogme n’a rigoureusement rien à voir avec une quelconque tentative de comprendre ces mystères. Tous les Pères s’accordent avec Grégoire de Nazianze, qu’on appelle «le Théologien» précisément parce qu’il avait atteint la glorification, pour dire qu’il est impossible d’exprimer Dieu et plus impossible encore de le concevoir. La théologie ne consiste pas à concevoir Dieu et le dogme n’exprime pas Dieu. Théologuer, c’est connaître Dieu dans la prière ininterrompue et l’étude de l’Ecriture ; le dogme c’est le guide qui mène à Lui dans l’océan des superstitions et des idées fausses sur Dieu. Théologie et dogme sont tous deux abolis au moment de la vision du Christ dans la gloire de Son Père, par le Saint Esprit, expérience qui transcende tout concept ou expression relatifs à Lui, tout en rendant capable de trouver les concepts et les expressions qui conduiront les autres vers Lui.


Cela signifie qu’il faut poser une distinction radicale entre la doctrine sur Dieu et le mystère de Dieu. Augustin a confondu les deux choses et pensé qu’en acceptant la doctrine il pourrait, par la foi, comprendre le mystère. Cependant, le but de la doctrine n’est pas d’être comprise, mais abolie dans la glorification, laquelle est au-dessus de la compréhension, puisque Dieu est un mystère et demeure un mystère pour ceux-là mêmes qui Le voient en Christ. On peut néanmoins dire que la doctrine se donne à comprendre, mais à celui-là seul qui connaît son but et ne la confond pas avec Dieu Lui-même.

La formulation du dogme dans le Credo et dans les définitions des Conciles locaux et œcuméniques de la tradition orthodoxe a été, dans chaque cas particulier, une réponse à l’hérésie, et jamais le moment d’un prétendu développement dogmatique due à la spéculation ni une étape de la fameuse, mais illusoire, transformation des théologoumènes en dogmes.

Pour les Pères faire de la théologie, c’est raisonner conformément à 1) leur prière incessante, 2) l’Ecriture lue dans la tradition de leurs propres Pères, et 3) leur propre glorification, s’ils ont atteint cet état, ou celle des autres –et jamais par spéculation.

Pour conclure ce chapitre, remarquons qu’Origène (vers 185-255) identifie le parler en langues de 1 Corinthiens avec la prière constante du Saint-Esprit dans le cœur et voit cette tradition à l’œuvre dans l’Ancien Testament, puisque c’est cette prière qui fait les prophètes. Les Pères cappadociens ne donnent pas la moindre marque de désaccord avec Origène sur ce point, pour autant que j’aie pu m’en assurer. A l’époque de saint Jean Chrysostome (344-407), toutefois, à Antioche, une tradition interprétative différente avait prévalu, selon laquelle la parole en langues est le don que les Apôtres avaient de parler le langage des peuples qu’ils évangélisaient. Néanmoins, on pensait que ce don des langages accompagnait celui de la prière incessante auquel, selon saint Jean Chrysostome, se réfère saint Paul dans sa première épître aux Corinthiens, 14, 14-16. Saint Cyrille d'Alexandrie (375-444) semble suivre une voie moyenne dans l’interprétation du parler en langues paulinien, puisqu’il souligne, comme nous l’avons fait nous-mêmes, que « personne n’entend » (1 Cor 14, 2). Il ne semble pas aussi certain que saint Jean Chrysostome que cela signifie : ‘personne ne comprend`.

A l’évidence, les idées relatives aux apôtres avaient si bien progressé, qu’on les voyait désormais comme formant, par eux-mêmes, une classe à part, si bien que, comparés aux charismes qu’ils avaient reçus, les dons du Saint Esprit qui survivaient dans l’Eglise étaient d’ordre inférieur. Ce qui compte, dans la discussion présente, c’est que le don lui-même de la prière incessante dans le cœur, et la glorification ou théosis, n’ont jamais cessé d’être considérés comme le noyau central de la tradition, depuis le temps des prophètes de l’Ancien Testament.



f) Conséquences et conclusions.

1) Il semble que pour être cohérent et se conformer à la façon dont saint Paul, le christianisme primitif et les Pères ont compris Jésus Christ comme la Vie du Monde, il faille aborder le sujet par la théologie empirique ou expérimentale, dont le domaine recouvre partiellement celui des sciences de la médecine.

Peut-être serait-il de bonne méthode de séparer l’expérience de la prière du Saint Esprit dans le cœur d’avec la question de la vie après la mort, afin de traiter ce phénomène en relation avec les autres sciences thérapeutiques. L’existence même de la faculté noétique et le fait qu’elle fonctionne ou non ne sauraient demeurer le problème des seuls théologiens. Assurément, la guérison de cette faculté fait de la tradition qui sait l’opérer une science plus exacte que la psychiatrie dans sa forme actuelle. En tout cas, ce devrait être un moyen d’aider à la cause de la réunion des chrétiens que d’inviter des scientifiques à se pencher sur ce type de problèmes. Il convient de noter que ni la Bible ni les Pères ne considèrent la glorification comme une expérience qui ne serait possible que dans la vie post mortem. Les médecins normatifs sont ceux qui ont non seulement la prière incessante du Saint Esprit dans leur cœur, mais encore ont expérimenté la glorification dans cette vie. Eux sont des porteurs principaux de cette tradition de cure de la faculté noétique.

2) Cela veut dire que la tradition pour les Prophètes, les Apôtres, et les Pères, n’est pas très différentes de la tradition en cours aujourd’hui dans les sociétés scientifiques. Hypothèses et théories ne peuvent être séparées de la tradition de la vérification empirique. La médecine ne peut être séparée du diagnostic et de la thérapie. Le diagnostic et la thérapie ne peuvent pas se réduire à des actes cérémoniels qui ne produisent aucune restauration constatable de la santé. De même, les sacrements et la liturgie ne sont pas séparables de la purification et de l’illumination de la faculté noétique, pas plus que la foi, la prière, la théologie et le dogme ne sauraient être pensés indépendamment de la vérification empirique de la prière incessante du Saint Esprit dans le cœur et la glorification.

3) Toutefois, aussi bien la foi, la prière, la théologie, le dogme d’un côté, et les sacrements et la liturgie de l’autre, ont été séparés du diagnostic et de la thérapie des maladies de la faculté noétique. Cela est arrivé, non seulement en dehors de la Tradition orthodoxe, mais parfois à l’intérieur même de cette tradition. Bien sûr, dans certains cas, ce phénomène a atteint des portions très larges des Eglises synodales, pour des périodes de temps considérables, lorsque le monachisme traditionnel et patristique a été supprimé pour un temps, ou réduit à presque rien.

4) On peut parfaitement voir, si l’on considère la relation qui existe entre l’illumination et la glorification ou entre le dogme et le mystère, quelle vaste carrière s’ouvre au développement des moyens conceptuels et linguistiques qui permettront d’aider le prochain à se préparer à recevoir le don de la prière incessante et la foi intérieure, afin de devenir temple du Saint Esprit et membre du Corps du Christ. Toutefois, ce développement conceptuel et linguistique n’est pas signe d’une compréhension plus profonde. La compréhension la plus haute est la participation dans la glorification qui transcende la compréhension. La Pentecôte n’est jamais surpassée et ne cesse pas d’opérer, à travers l’illumination et de la glorification. Ni l’illumination ni la glorification ne sont susceptibles de devenirs institutionnels. L’identité de cette expérience d’illumination et de glorification chez ceux qui ont ces dons n’implique pas nécessairement l’identité dans l’expression doctrinale, surtout lorsque ces charismatiques sont séparés spatialement pour un temps assez long. Toutefois, lorsqu’ils se rencontrent, ils s’accordent instantanément sur l’uniformité de l’expression doctrinale de leur identique expérience. Le grand élan pour une expression doctrinal identique fut donné à l’époque où le christianisme devint la religion officielle de l’Empire Romain et satisfit au besoin qu’avait l’Etat de pouvoir distinguer les médecins authentiques des charlatans, de la même manière qu’il incombe à des organismes reconnus par l’Etat de distinguer, pour la protection des citoyens, les membres authentiques du corps médical d’avec les sorciers et les charlatans. On croyait que la spiritualité orthodoxe était un phénomène identifiable et vérifiable –comme, en vérité, elle est.



5) La tradition biblique préservée par les Pères ne peut être identifiée ni réduite à un système de préceptes de morale ou à une éthique chrétienne.

C’est bien plutôt un ascétisme thérapeutique, que ne décourage aucun degré de la maladie du cœur ou de la faculté noétique, excepté son complet endurcissement. Prendre la forme extérieure de cet ascétisme sans son cœur et son centre, et l’appliquer à un système de préceptes moraux en vue de fonder une éthique personnelle et sociale, c’est fabriquer une société d’hypocrites puritains, qui s’imaginent avoir des droits spéciaux à l’amour de Dieu à cause de leur moralité, ou de leur prédestination, ou des deux. Les commandements du Christ ne peuvent être accomplis par la seule décision de s’y conformer, ni par la certitude qu’on a d’avoir été élu. Un homme qui a les jambes cassées ne peut courir le cent mètres quel qu’en soit le désir. Il ne le peut qu’à condition que ses jambes aient été soignées et rétablies dans un état de force suffisant. De la même manière, nul ne peut accomplir les commandements, à moins de passer par la purification et l’illumination de sa faculté noétique, et atteindre le seuil de la glorification.


6) L’approche patristique du thème de l’assemblée du Conseil Mondial des Eglises, en 1983 à Vancouver, tel que nous venons de l’esquisser dans cet article, indique clairement qu’on doit aussi consacrer son attention à examiner soigneusement l’Ancien et le Nouveau Testament aussi bien dans leur ascétisme thérapeutique que dans leur christo-centrisme. Telle est peut-être la clé du dialogue avec le judaïsme. Le Christ dans l’Ancien Testament n’est pas le Messie, mais l’Ange du Seigneur, l’Ange du Grand Conseil, le Seigneur de Gloire. Ce n’est pas un Messie qui a été élevé à la divinité par le christianisme primitif. Au contraire, c’est le Seigneur de Gloire qui s’est fait homme par Sa Naissance de la Vierge marie, devenant ainsi le Messie.


7) A aucun moment de son histoire la tradition orthodoxe n’a considéré les croyants comme une société ésotérique qui n’étendrait pas son souci à tout l’ensemble de la société. Tout au contraire, le christianisme orthodoxe pénétrait tous les aspects de la société, surtout grâce à son ascèse thérapeutique, que pratiquaient les empereurs, les officiers civils, les militaires, les intellectuels, les négociants, les paysans, les cultivateurs, les jeunes et les vieux aussi bien, qui tous voyaient dans le monachisme le centre d’entraînement par excellence de leurs médecins.


8) L’intérêt de la tradition orthodoxe pour tous les aspects de la société, de la culture et de la civilisation provient également de la considération que tous les êtres humains non seulement ont une faculté noétique, mais aussi la grâce, la gloire ou le règne incréés de Dieu en eux, quoique sous une forme où il opère peu ou quasiment pas du tout, à cause des maladies de cette faculté, de son esclavage à l’égard de l’intellect, des passions et de son environnement, toutes choses qui la rendent sujette à la peur, à l’anxiété et à des croyances qui n’ont rien à voir avec la réalité.

Les orthodoxes agissent aussi en admettant que 1) Dieu Lui-même opère directement dans tout être humain, indépendamment de ses croyances fausses et de son état de santé, 2) Dieu aime toutes ses créatures du même amour et 3) tous verront la gloire incréée du Christ, certains comme lumière, d’autres comme feu et ténèbres extérieures, en fonction de l’état du cœur de chacun, illuminé ou endurci.


9) Il n’y a pas d’autre unité en Christ que celle que réalisent la purification, l’illumination et la glorification atteinte dans cette vie. La structure visible de l’Eglise est tout à la fois une expression de cette unité, et ce qui garantit à tous ceux qui le veulent la possibilité d’accéder à cette thérapie offerte par le Christ à travers Ses saints.


10) Les critères à employer pour la réunion des chrétiens divisés ne peuvent pas être différents de ceux qu’on emploierait pour réunir des associations de scientifiques. Des astronomes seraient choqués à l’idée de devoir s’unir avec des astrologues. Ces derniers devraient d’abord devenir astronomes pour pouvoir être reçus. Des membres d’une association médicale moderne seraient également choqués si on leur proposait une union avec des charlatans ou des sorciers d’une tribu primitive. De même, les Pères auraient été choqués à l’idée d’une union entre leur tradition et des églises qui n’ont que de très faibles lumières, voire aucune lumière, sur la thérapie de la purification, de l’illumination et de la glorification, et qui ont placé l’autorité institutionnelle entre les mains de médecins imposteurs. La question de la réunion se ramène à celle du succès des Eglises à produire les effets en vue desquels elles sont censées exister. « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. »


 




L’article publié ci-dessus est du père Jean Romanides (2001†), de l’Université de Thessalonique.

Le Professeur Romanides a été le plus brillant élève du père Florovsky (1979†) dont il a prolongé l’œuvre, libérant totalement la théologie orthodoxe de l’influence occidentalisante et scolastique. Avec Florovsky et saint Justin Popovitch (1979†), il est l’un des trois ou quatre grands théologiens –et en outre historien- de ce siècle, et, si un jour l’orthodoxie réussit à se libérer des influences scolastique, sophiologique, moderniste ou néo-orthodoxe, l’œuvre dogmatique du père Romanides aura été l’instrument et la base d’une telle libération.

 A voir (en anglais) :  http://www.myspace.com/romanity